Affaire de blanchiment chez Fnac-Darty : de nouveaux témoignages accablent le groupe

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L’ouverture de l’enquête judiciaire pour « blanchiment » et « association de malfaiteurs » visant le groupe Fnac-Darty (à lire ici) a soulagé plusieurs salariés, victimes de ce système. Certains pour avoir refusé de participer à ces transactions frauduleuses d’argent liquide, d’autres pour avoir cessé d’en être les petites mains, ont subi de lourdes pressions allant parfois jusqu’au licenciement.

C’est le cas d’Alain*, 45 ans, qui se présente comme un « bébé Darty ». Entré en 2002, comme vendeur, il a gravi les échelons jusqu’à devenir responsable des caisses dans un magasin de la banlieue parisienne, fonction qu’il occupait encore à son départ en 2018.

En 2017, à l’arrivée d’un nouveau directeur, Alain perçoit « qu’il y a un problème en constatant de grande quantité de matériel alors que nous n’avions pas, jusqu’à présent, de telles commandes. Il pouvait s’agir de 20 voire 50 iPhone d’un coup. On me disait de ne pas ouvrir les cartons, de les mettre dans le bureau du directeur », explique-t-il.

Certains clients étaient reçus « comme des VIP dans le bureau du directeur ». Jusqu’au jour où « j’ai vu le directeur compter des espèces sorties d’une enveloppe, en présence de deux clients. C’était en novembre 2017 ».

Alain « regarde son directeur d’un ton réprobateur » et décide de vérifier ces transactions dans le système informatique. « Je m’aperçois que des ventes en espèces, de 12 000 ou 15 000 euros, dépassant les plafonds autorisés sont enregistrées de manière à être maquillées. »

Quelques mois auparavant, le 19 avril 2017, un salarié du groupe, Haziz Faddel, avait averti au cours d’un entretien le PDG de l’époque, Alexandre Bompard, de l’existence de pratiques de blanchiment, ainsi qu’il l’a expliqué auprès de Mediapart dans un témoignage vidéo. Malgré son alerte, le groupe n’a pas réagi.

Comme Haziz Faddel, Alain remarque également que certaines opérations en espèces sont validées par le siège notamment parce qu’elles peuvent contenir le code « 230 » qui correspond non pas à un magasin mais à un service du siège. « Donc la direction générale ne peut ignorer ni la nature de ces transactions ni leurs clients », déplore-t-il.

Dans le système informatique, aucune alerte ne « se déclenche en caisse ». « Vous pouvez entrer 100 000 euros en cash et la caisse va les accepter », précise-t-il.

Décontenancé, Alain ne sait plus vers qui se tourner. « Je gérais les caisses et les stocks du magasin. Et je savais que tout cela était illégal et s’apparentait à du blanchiment d’argent. Je ne voulais pas être mis en cause et perdre mon travail. »

Tout bascule lorsque ce responsable « refuse de passer une vente frauduleuse dans la caisse. J’ai dit “non” à mon directeur devant l’équipe. Je savais dès lors que je serais dans la ligne de mire ».

Au fur et à mesure, j’ai été mis sur des ventes particulières. C’était parfois des ventes de 25 000 euros en espèces. Mais la nature de ces transactions était effacée au niveau informatique.
Mathieu, ancien employé dans un magasin Darty en banlieue parisienne
Quelques jours plus tard, Alain apprend que ses horaires ont été modifiés. « Jusqu’à présent, compte tenu de ma situation familiale, il était convenu que je puisse arriver très tôt, pour m’occuper de l’ouverture et non de la fermeture du magasin. Cela n’avait pas posé de problème jusqu’à mon refus de participer à ces fraudes. C’était une mesure de rétorsion et rien d’autre parce que je dérangeais leurs magouilles. » Refusant d’être muté, Alain est ensuite licencié pour « faute grave ».
 
« Après 16 ans d’ancienneté, j’ai tout donné à mon boulot. Et lorsque j’ai été licencié, je devais m’occuper seul de mon enfant qui n’avait pas encore un an. Je m’en suis sorti pour lui. Il a fallu faire le deuil et accuser le coup avant de retrouver un emploi. »

Aujourd’hui, cet ancien salarié se dit très soulagé par cette enquête. Il n’est pas le seul. Mathieu*, lui, se sent désormais moins « désemparé face à ce un système qui lui a fait perdre son emploi et toute confiance en soi ».

Entré à 26 ans comme vendeur, dans un magasin de la banlieue parisienne, il en gravit, lui-aussi, les divers échelons, jusqu’à devenir le « bras droit de l’une des responsables des encaissements ».

Un an après son embauche, un nouveau directeur arrive. « C’était à la fin de l’année 2018. Au fur et à mesure, j’ai été mis sur des ventes particulières. C’était parfois des ventes de 25 000 euros en espèces », précise-t-il. « Mais la nature de ces transactions était effacée au niveau informatique. On enregistre la vente sous différentes couches en créant de fausses ventes, afin d’en perdre la trace initiale. »

Mathieu n’ose pas refuser les ordres de son directeur par crainte de « perdre son emploi. Le directeur des ventes venait également en magasin et il en était complice. Comment pouvais-je me sortir d’un système qui touchait ma hiérarchie ? ».

Amélie aussi assiste à des remises d’enveloppes. « J’avais peur en sortant du magasin. D’où venait cet argent ? Qui étaient ces clients ? »

En charge également de la préparation des commandes, Mathieu voit défiler des « palettes de matériel qui ne correspondent pas aux produits rentrés dans l’informatique ».

Il assiste, par ailleurs, à des échanges téléphoniques entre son directeur et certains services du siège de l’entreprise, pour débloquer des stocks importants de marchandises. « Le feu vert est donné par le siège, par l’un des responsable du service des opérations. »

L’accélération du ballet des remises d’enveloppes et de sacs d’espèces l’amène à s’inquiéter davantage et à s’interroger sur la provenance de cet argent.

N’y tenant plus, il commence à « poser des questions » qui manifestement déplaisent puisqu’en réponse, il doit faire face à « l’agressivité » de son directeur. Ses interpellations lui valent d’être mis à l’écart. Il émet le souhait d’être affecté à un autre magasin mais n’en aura pas le temps. Son directeur lui « colle une faute. Soi-disant un vol. J’ai été licencié en juin 2020 sans entretien préalable de licenciement ».

Il a entrepris une procédure de contestation de son licenciement aux prud’hommes. Avec un salaire de 1900 à 2300 euros selon les mois, « je faisais tout. Je travaillais parfois de 7 heures à 21 heures, les dimanches. J’ai tout sacrifié pour cet emploi, en particulier ma vie de famille ».

« Encore choqué », Mathieu espère que la justice fera toute la lumière sur ce blanchiment d’argent et remontera aux responsables de ce système qui « l’ont brisé ».

Je ne pouvais plus travailler pour Darty. Comment poursuivre dans un groupe qui promeut de tels agissements ?
Amélie, ancienne salariée du groupe Fnac-Darty
Amélie* pensait comme Mathieu, faire carrière au sein du groupe. Arrivée à l’âge de 20 ans, elle a débuté « tout en bas de l’échelle, pour, en 2016, finir chef de ventes dans l’un des plus grands magasins parisiens ». À 40 ans, en mai 2019, elle quitte Darty « dégoutée de tout ce qu[’elle y a] vu ».
 
Au début, tout se passait bien avec mon directeur, mais, rapidement, j’ai compris que cela ne le ferait pas. Il était directif, autoritaire, il poussait systématiquement à faire du chiffre. Moi, je lui tenais tête, je contestais parfois ses positions », raconte-t-elle.

Jusqu’au jour où, durant l’année 2016, ce dernier lui demande de « récupérer de l’argent liquide d’un client, dépassant les 10 000 euros. Il fallait le mettre dans le coffre devant le client après en avoir vérifié le montant avec la compteuse. Les espèces étaient récupérées le lendemain par la responsable des caisses, puis transformées en acompte sur facture, afin d’en dissimuler l’origine ».

Dès lors, il devenait impensable pour Amélie de pouvoir continuer « de participer à de tels actes délictueux bien que tout cela semblait finalement normal au sein du groupe. Ça avait l’air monnaie courante et ça ne choquait personne. Il y avait une telle pression du siège pour faire du chiffre d’affaires, se rappelle-t-elle. Ces transactions permettaient de telles rentrées d’argent que tout le monde fermait les yeux ».

Elle aussi assiste à des remises d’enveloppes, mais très vite elle prend la décision de se tenir à l’écart de ce dispositif. « J’avais peur en sortant du magasin. D’où venait cet argent ? Qui étaient ces clients ? »

Ne souhaitant plus « s’exposer au danger », Amélie fait comprendre à son directeur qu’elle ne réalisera plus de transactions illégales.

« À partir de ce moment-là, je suis devenue la bête noire à éliminer. Moralement, il m’a un peu détruite. C’était de la pression au quotidien, des remarques. » À la fin de l’année 2018, après pas mal de difficultés, elle parvient à changer de magasin, mais quitte finalement le groupe quelques mois plus tard.

« Je ne pouvais plus travailler pour Darty, après avoir été témoin de telles fraudes. D’autant que mon directeur avait été promu par la direction générale et était devenu directeur régional des ventes. Comment poursuivre dans un groupe qui promeut de tels agissements ? », s’interroge-t-elle.

Il y a pour Darty un enjeu financier. Le chiffre d’affaires peut ainsi être gonflé. Certains cadres s’en vantaient.
Céline, salariée dans l’un des magasins parisiens de Darty
Recrutée en 2014, dans l’un des magasins parisiens, Céline, la trentaine, n’a pas quitté le groupe. Elle y a laissé sa santé, puisque depuis près d’un an, elle est en arrêt maladie.

« Il y avait une pression psychologique très forte. Chaque matin, explique-t-elle, nous avions ce que l’on appelle un “starter”. Il s’agissait de séances de quelques minutes au cours desquelles le directeur du magasin nous expliquait les chiffres qu’il fallait faire. C’est dans ce genre de petite réunion qu’on nous pousse à faire toutes les ventes. »

Embauchée en tant que secrétaire, « je travaillais finalement la plupart du temps en caisse. Pour un salaire de 1200 euros. Ce qui est humiliant lorsqu’on subit autant de pression. »

Ainsi, son directeur n’hésite pas à leur conseiller d’accepter des transactions en espèces, dépassant le seuil autorisé, en les dissimulant illégalement, sous forme de cartes cadeaux. « Alors que la loi nous interdit d’accepter plus de 1000 euros en liquide, le directeur du magasin expliquait, par exemple, que si vous receviez 5000 euros en liquide, vous faisiez cinq cartes cadeaux de 1000 euros, ce qui permettait de contourner la loi. On nous poussait à commettre des opérations frauduleuses », regrette-t-elle.

Comme Alain, Mathieu ou Amélie, Céline* est témoin de transactions en espèces. « J’ai commencé à voir le manège de la direction avec certains clients. C’était en novembre 2016. Au début, je regardais ça sans trop y faire attention. Et puis j’ai vu le cash passer de main en main, des mains des clients, dans les mains de certains cadres du magasin. J’ai vu des sommes avoisinant les 20 000 euros circuler en billets de 50 ou 100 euros. »
 
Céline comprend alors « qu’il y a pour Darty un enjeu financier. Le chiffre d’affaires peut ainsi être gonflé. Certains cadres s’en vantaient et se considéraient au-dessus de tout. Ils jouissaient d’une forme d’impunité pour faire perdurer ce système qui s’apparentait à du blanchiment ».

Pour avoir signifié qu’elle ne voulait pas y participer, Céline a subi des pressions, des remarques désobligeantes sur son physique et sur son état de santé. « Je suis tombée malade et, à mon retour, ils ont utilisé ma situation médicale pour m’écarter et me faire toutes sortes de remarques humiliantes. »

Du jour au lendemain, cette salariée « appréciée, n’est plus à la hauteur », selon sa hiérarchie qui va jusqu’à lui proposer de « quitter le magasin en préconisant un abandon de poste. C’était une nouvelle forme de violence de leur part. Mais j’ai tenu et je n’ai évidemment pas accepté ».

Pendant plusieurs années, Céline endure, résiste, s’accroche mais, courant 2020, convoquée à nouveau par sa direction, elle « craque ». « Je me suis effondrée sous leur pression. Depuis ce jour, je suis en arrêt maladie et suivie psychologiquement. La justice ne me rendra pas ma santé mais de savoir qu’une enquête est en cours m’a redonné mon humanité », conclut-elle.

 
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