De la Somalie à lAfghanistan, de lIrak au Liban, en passant par la Palestine (lire « Comment le monde a enterré la Palestine » http://www.monde-diplomatique.fr/2007/07/GRESH/14904), se dessine un arc du chaos caractérisé par laffaiblissement des Etats et le rôle croissant de groupes armés disposant dun armement efficace (notamment roquettes et fusées) et échappant à tout contrôle centralisé. Pour les Etats-Unis, ces zones sont devenues le terrain principal de la « troisième guerre mondiale », de la « guerre contre le terrorisme ». Cette vision nourrit la stratégie de lorganisation Al-Qaida, engagée dans une lutte à mort contre « les croisés et les juifs ». Pourtant, sur le terrain, ces discours simplistes ne recouvrent pas une réalité bien plus contradictoire. En Irak, on assiste à une mobilisation dune partie de la résistance sunnite contre les dérives dAl-Qaida qui sest lancée dans un sanglant combat contre les chiites, nhésitant pas à sen prendre à leurs lieux de culte. En Afghanistan, de violents incidents ont opposé les talibans aux combattants étrangers dAl-Qaida, les premiers privilégiant une stratégie nationale (et la recherche dun modus vivendi avec le pouvoir pakistanais) et les seconds appelant au renversement des régimes musulmans en place, dénoncés comme « impies ».
Par Syed Saleem Shahzad
Deux incidents récents illustrent les divergences croissantes au sein des mouvements islamistes armés. Au Waziristan sud, une zone tribale du Pakistan située à la frontière afghane, des talibans locaux ont perpétré en mars 2007 un massacre de combattants étrangers du Mouvement islamique dOuzbékistan, affilié à Al-Qaida ; presque simultanément, des combats féroces opposaient lArmée islamique en Irak à la branche locale dAl-Qaida. Deux stratégies deux manières de concevoir le combat islamiste saffrontent, de plus en plus violemment.
Depuis 2003, des volontaires étrangers affluent au Pakistan et en Irak. Pourtant, loin de réjouir les dirigeants des talibans et les groupes de résistance islamiques autochtones, cette arrivée de combattants radicaux acquis au takfirisme une idéologie qui considère les « mauvais musulmans » comme les principaux ennemis (lire « Une idéologie messianique, le takfirisme ») a provoqué un malaise. En faisant la guerre à des gouvernements musulmans, ces militants ont déchaîné le chaos sur ces mêmes populations quils prétendaient défendre.
Pourtant, trois années durant, entre 2003 et 2006, la complexité même de la situation dans ce vaste théâtre de guerre que sont les deux Waziristans, lAfghanistan et lIrak avait renforcé linfluence doctrinaire dAl-Qaida et réduit au silence les groupes autochtones. Dans les deux Waziristans, des takfiristes avaient favorisé lémergence d« Etats islamiques », qui échappaient à la juridiction du Pakistan et alimentaient des actions armées dans les grands centres urbains, avec pour objectif ultime de déclencher un soulèvement contre le régime militaire pro-occidental dIslamabad. En réaction, larmée pakistanaise avait conduit des opérations sanglantes, massacrant des centaines de non-combattants, y compris des femmes et des enfants, et alimentant ainsi la fureur des extrémistes. Déjà, à lépoque, de nombreux dirigeants talibans reconnaissaient en privé que les takfiristes se fourvoyaient en délaissant la stratégie exclusivement antioccidentale prônée par M. Oussama Ben Laden dans les années 1990, et quils avaient tort de transformer leur guerre de résistance nationale contre loccupation étrangère en un assaut contre le pouvoir militaire du Pakistan.
En Irak, Abou Moussab Al-Zarkaoui, lun des principaux dirigeants takfiristes, qui avait quitté le Waziristan pour rejoindre ce pays à la veille de linvasion américaine, était devenu le responsable le plus en vue de la résistance. Al-Zarkaoui avait fait publiquement allégeance à M. Ben Laden ; autour de lui sétaient regroupés des militants, des étrangers pour la plupart, qui constituaient la branche irakienne dAl-Qaida. Très vite, la situation en Irak allait ressembler à celle des Waziristans et de lAfghanistan.
Après la chute de Saddam Hussein, les forces de résistance locales mirent un certain temps à se mobiliser. Il leur fallut plusieurs mois pour organiser diverses tribus, des groupes religieux fragmentés, des membres du Baas lancien parti de Saddam Hussein et des officiers de la défunte garde républicaine en unités de combat efficaces. Entre-temps, les combattants étrangers accourus des quatre horizons du monde musulman sous létendard noir dAl-Qaida avaient constitué un majlis al-choura (conseil) et faisaient preuve dune efficacité que navaient pas encore les groupes autochtones. Dans ces conditions, ces derniers ne pouvaient guère exprimer leurs réserves sur lidéologie takfiriste. Certains avaient déjà eu loccasion de déplorer les débordements dAl-Qaida, qui, bien que sunnite comme eux, délaissait la lutte contre loccupant américain pour sattaquer à des lieux saints chiites.
Pourtant, confirmée par lannonce dAl-Qaida à la fin de 2006 de la création dun émirat « idéologiquement pur » en Irak, la stratégie des groupes autochtones a été totalement soumise à lidéologie takfiriste et à son programme fratricide. La guerre contre loccupation sest muée en une myriade cauchemardesque de luttes sectaires. Et les germes de la rupture entre combattants « internationalistes » et résistance autochtone ont été semés.
Pour comprendre ces divergences, il est nécessaire dexaminer les circonstances particulières qui ont contribué aux transformations idéologiques dAl-Qaida, lors du djihad contre loccupation soviétique en Afghanistan au cours des années 1980, et par la suite. Les Arabes qui avaient afflué dans ce pays pour se joindre à la résistance locale se partageaient en deux camps, « yéménite » et « égyptien ».
Les religieux venus en Afghanistan à linstigation de leurs imams appartenaient au premier camp. Quand ils ne combattaient pas, ils passaient leurs journées à suivre un rude entraînement, cuisinaient eux-mêmes et se couchaient aussitôt après lisha (dernière prière de la journée). Le djihad afghan tirant vers sa fin, ils vont rentrer au pays, ou se fondre dans la population locale, en Afghanistan ou au Pakistan, où beaucoup dentre eux se marieront. Parmi les membres dAl-Qaida, ceux-là sont qualifiés de dravesh (« aimant la vie facile »).
Le camp « égyptien » se composait des plus politisés et des plus idéologiquement motivés. La plupart étaient affiliés aux Frères musulmans (1), mais rejetaient la voie parlementaire prônée par cette organisation. Pour des hommes acquis à ces idées, souvent instruits médecins, ingénieurs, etc. , le djihad afghan offrait un puissant ciment. Beaucoup étaient danciens militaires adhérents du mouvement clandestin Djihad islamique du docteur Ayman Al-Zawahiri (devenu depuis le bras droit de M. Ben Laden). Cest ce groupe qui avait assassiné le président Anouar El-Sadate en 1981 pour le punir davoir signé la paix avec Israël à Camp David trois ans plus tôt. Tous sont convaincus que les Etats-Unis et leurs gouvernements « fantoches » au Proche-Orient sont responsables du déclin du monde arabe.
(1) Lorganisation des Frères musulmans a été créée en 1928, en Egypte, par Hassan Al-Banna. Elle a essaimé dans le monde arabe. Lire Wendy Kristianasen, « Une Internationale en trompe-lil », Le Monde diplomatique, avril 2000. http://www.monde-diplomatique.fr/2000/04/KRISTIANASEN/13701
Par Syed Saleem Shahzad
Deux incidents récents illustrent les divergences croissantes au sein des mouvements islamistes armés. Au Waziristan sud, une zone tribale du Pakistan située à la frontière afghane, des talibans locaux ont perpétré en mars 2007 un massacre de combattants étrangers du Mouvement islamique dOuzbékistan, affilié à Al-Qaida ; presque simultanément, des combats féroces opposaient lArmée islamique en Irak à la branche locale dAl-Qaida. Deux stratégies deux manières de concevoir le combat islamiste saffrontent, de plus en plus violemment.
Depuis 2003, des volontaires étrangers affluent au Pakistan et en Irak. Pourtant, loin de réjouir les dirigeants des talibans et les groupes de résistance islamiques autochtones, cette arrivée de combattants radicaux acquis au takfirisme une idéologie qui considère les « mauvais musulmans » comme les principaux ennemis (lire « Une idéologie messianique, le takfirisme ») a provoqué un malaise. En faisant la guerre à des gouvernements musulmans, ces militants ont déchaîné le chaos sur ces mêmes populations quils prétendaient défendre.
Pourtant, trois années durant, entre 2003 et 2006, la complexité même de la situation dans ce vaste théâtre de guerre que sont les deux Waziristans, lAfghanistan et lIrak avait renforcé linfluence doctrinaire dAl-Qaida et réduit au silence les groupes autochtones. Dans les deux Waziristans, des takfiristes avaient favorisé lémergence d« Etats islamiques », qui échappaient à la juridiction du Pakistan et alimentaient des actions armées dans les grands centres urbains, avec pour objectif ultime de déclencher un soulèvement contre le régime militaire pro-occidental dIslamabad. En réaction, larmée pakistanaise avait conduit des opérations sanglantes, massacrant des centaines de non-combattants, y compris des femmes et des enfants, et alimentant ainsi la fureur des extrémistes. Déjà, à lépoque, de nombreux dirigeants talibans reconnaissaient en privé que les takfiristes se fourvoyaient en délaissant la stratégie exclusivement antioccidentale prônée par M. Oussama Ben Laden dans les années 1990, et quils avaient tort de transformer leur guerre de résistance nationale contre loccupation étrangère en un assaut contre le pouvoir militaire du Pakistan.
En Irak, Abou Moussab Al-Zarkaoui, lun des principaux dirigeants takfiristes, qui avait quitté le Waziristan pour rejoindre ce pays à la veille de linvasion américaine, était devenu le responsable le plus en vue de la résistance. Al-Zarkaoui avait fait publiquement allégeance à M. Ben Laden ; autour de lui sétaient regroupés des militants, des étrangers pour la plupart, qui constituaient la branche irakienne dAl-Qaida. Très vite, la situation en Irak allait ressembler à celle des Waziristans et de lAfghanistan.
Après la chute de Saddam Hussein, les forces de résistance locales mirent un certain temps à se mobiliser. Il leur fallut plusieurs mois pour organiser diverses tribus, des groupes religieux fragmentés, des membres du Baas lancien parti de Saddam Hussein et des officiers de la défunte garde républicaine en unités de combat efficaces. Entre-temps, les combattants étrangers accourus des quatre horizons du monde musulman sous létendard noir dAl-Qaida avaient constitué un majlis al-choura (conseil) et faisaient preuve dune efficacité que navaient pas encore les groupes autochtones. Dans ces conditions, ces derniers ne pouvaient guère exprimer leurs réserves sur lidéologie takfiriste. Certains avaient déjà eu loccasion de déplorer les débordements dAl-Qaida, qui, bien que sunnite comme eux, délaissait la lutte contre loccupant américain pour sattaquer à des lieux saints chiites.
Pourtant, confirmée par lannonce dAl-Qaida à la fin de 2006 de la création dun émirat « idéologiquement pur » en Irak, la stratégie des groupes autochtones a été totalement soumise à lidéologie takfiriste et à son programme fratricide. La guerre contre loccupation sest muée en une myriade cauchemardesque de luttes sectaires. Et les germes de la rupture entre combattants « internationalistes » et résistance autochtone ont été semés.
Pour comprendre ces divergences, il est nécessaire dexaminer les circonstances particulières qui ont contribué aux transformations idéologiques dAl-Qaida, lors du djihad contre loccupation soviétique en Afghanistan au cours des années 1980, et par la suite. Les Arabes qui avaient afflué dans ce pays pour se joindre à la résistance locale se partageaient en deux camps, « yéménite » et « égyptien ».
Les religieux venus en Afghanistan à linstigation de leurs imams appartenaient au premier camp. Quand ils ne combattaient pas, ils passaient leurs journées à suivre un rude entraînement, cuisinaient eux-mêmes et se couchaient aussitôt après lisha (dernière prière de la journée). Le djihad afghan tirant vers sa fin, ils vont rentrer au pays, ou se fondre dans la population locale, en Afghanistan ou au Pakistan, où beaucoup dentre eux se marieront. Parmi les membres dAl-Qaida, ceux-là sont qualifiés de dravesh (« aimant la vie facile »).
Le camp « égyptien » se composait des plus politisés et des plus idéologiquement motivés. La plupart étaient affiliés aux Frères musulmans (1), mais rejetaient la voie parlementaire prônée par cette organisation. Pour des hommes acquis à ces idées, souvent instruits médecins, ingénieurs, etc. , le djihad afghan offrait un puissant ciment. Beaucoup étaient danciens militaires adhérents du mouvement clandestin Djihad islamique du docteur Ayman Al-Zawahiri (devenu depuis le bras droit de M. Ben Laden). Cest ce groupe qui avait assassiné le président Anouar El-Sadate en 1981 pour le punir davoir signé la paix avec Israël à Camp David trois ans plus tôt. Tous sont convaincus que les Etats-Unis et leurs gouvernements « fantoches » au Proche-Orient sont responsables du déclin du monde arabe.
(1) Lorganisation des Frères musulmans a été créée en 1928, en Egypte, par Hassan Al-Banna. Elle a essaimé dans le monde arabe. Lire Wendy Kristianasen, « Une Internationale en trompe-lil », Le Monde diplomatique, avril 2000. http://www.monde-diplomatique.fr/2000/04/KRISTIANASEN/13701