Alger malade de ses mendiants

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Au cœur d’Alger, lorsqu’on arrive de Tafourah pour aller vers la Grande-Poste, des mendiants de tous âges et sexes opposés défient les automobilistes en leur tendant une main audacieuse, à la recherche de pièces de monnaie.
dimanche 8 août 2004.
“Ya khoya, aide une femme faible comme moi, Rabi te le rendra plus tard “, s’écrie d’une voix implorante une femme à l’adresse d’un conducteur. Ce dernier, l’air méfiant, la rabroue en augmentant le son de sa radio. La mendiante ajuste son foulard noir, puis se dirige précipitamment vers un autre automobiliste. Elle lui cite un verset du Coran d’une voix rapide et tend son bras décharné en lui disant : “Tu es un brave homme et tu sembles bon. Aies pitié d’une pauvre femme qui a peut-être l’âge de ta mère ou de ta sœur .“ Le chauffeur, à peine la trentaine, à la fois hésitant et mécontent par ces “satanés problèmes de la circulation”, se décide finalement à lui glisser une pièce de dix dinars dans la main. La femme s’avance vers une autre voiture, tandis que d’autres mendiants, installés plus bas, tentent leur chance avec les conducteurs, à la recherche d’âmes charitables. Nous poursuivons notre marche à pied.

À l’entrée du tunnel des facultés, à la rue Docteur-Sâadane, un vieil homme portant des lunettes de vue est accroupi, la main tendue vers les passants, en évitant sciemment de les regarder. Ses vêtements, même usés, sont propres. À quelques mètres de lui, plus précisément à la sortie du tunnel, se trouve un autre mendiant tenant dans ses bras un petit garçon endormi, d’environ 7 ans, qui porte un bandage sur la tête. De sa main libre, l’homme demande l’aumône. Deux femmes passent à ce moment précis. L’une d’elles, compatissante, cherche nerveusement son porte-monnaie, puis donne de l’argent au mendiant. Nous l’accostons et lui demandons le pourquoi de son geste. “Katâali qalbi son fils. Je n’ai pas pu résister, c’est plus fort que moi. Ces gens-là ont besoin de notre solidarité”, répond-elle le plus sérieusement du monde. La femme qui l’accompagne est, quant à elle, très sceptique. “J’ai beaucoup de doute au sujet des mendiants. Je sais que les plus nécessiteux paient pour les faux mendiants. Je préfère alors réserver mon aide de façon rationnelle aux personnes qui sont dans le besoin et que je connais”, explique-t-elle.
 
Nous traversons le carrefour en nous dirigeant vers la place Audin. Non loin du grand salon de thé Dallas, une femme, toute dépenaillée, est installée à l’entrée des escaliers du tunnel. Deux enfants chétifs et sales, une fillette et un garçonnet, âgés d’à peine 6 ou 7 ans, tournent autour d’elle, puis s’éloignent en traînant devant des clients attablés dehors, avant de revenir souriants vers la bonne femme. Pour ceux qui ont l’habitude de passer par là, cette dernière et les deux enfants leur sont familiers puisqu’ils ont élu domicile en cet endroit depuis quelque temps.

Un peu plus loin, deux femmes sont assises par terre, entourées de trois enfants. Devant l’une d’elles, celle qui semble la plus jeune, a un bébé qui dort sur un morceau de carton recouvert d’un tissu fin aux couleurs douteuses. La seconde femme, la main droite sur sa longue robe sombre, suit des yeux les deux enfants qui, debout, s’amusent bruyamment à cache-cache.

Qui est responsable de cette misère ?
À la rue Meissonnier, comme à la gare d’Alger, exactement devant le marché Réda-Houhou, des mendiants, femmes, hommes et enfants, vadrouillent à longueur de journée à la recherche de denrées abandonnées par les marchands, de personnes pour leur acheter tel légume ou tel fruit, et de passants généreux pour leur filer quelques sous. “Tu veux bien me donner un peu d’argent pour acheter les médicaments à mon vieux mari”, nous demande discrètement une femme, la quarantaine environ, en nous montrant une ordonnance médicale récente. “Il n’y a personne pour t’aider à la maison ou pour t’acheter des médicaments ?” lui demandons-nous. “Il y a le salaire de mon époux qui travaille comme gardien le soir. Mais, sa paie ne suffit pas, et en ce moment moula biti est malade. Il me faut cet argent pour l’achat de ses médicaments”, répond-elle confuse.
 
Certains mendiants, comme cette vieille aux boucles couleur de neige que nous avons approchée à Meissonnier, passent la nuit dehors, quelle que soit la saison, aux alentours des marchés, sous les arcades du boulevard Colonel-Amirouche ou celles de la rue Abane-Ramdane, non loin du tribunal d’Alger. Il paraît que ce sont des “endroits sécurisés” puisque situés tout près des postes de police ou des patrouilles de police. Il n’est pas aisé de discuter avec des mendiants, surtout si l’on se présente impudemment comme journaliste. Ceux que nous avons abordés au début de notre reportage ont fui notre regard et celui de notre photographe comme on fuit la peste. Par pudeur ? Par crainte d’être reconnus ? “Va prendre ta mère en photo et laisse-moi tranquille, espèce de...”, rugit un jeune handicapé moteur à la vue de l’appareil photo, en poussant fortement sa chaise roulante. “Je n’ai rien à te confier, va plutôt demander à ceux qui nous ont jetés dans cette misère pourquoi on mendie”, s’offusque une vieille dame en redressant d’un air brusque son haïk abîmé, puis en nous tournant le dos.

Aux mendiants à qui nous sommes parvenus à arracher quelques témoignages, il a fallu leur faire croire que leurs réponses serviraient à la rédaction d’un livre sur la pauvreté en Algérie. Cette démarche nous a aidés à découvrir plusieurs sortes de mendiants, notamment ceux forcés de tendre la main aux “frères” pour subvenir à leurs besoins et aux besoins de leurs familles ou pour arrondir les fins de mois.
 
C’est le cas de cet homme, un ancien agent d’une entreprise publique, que nous avons croisé du côté de la rue de la Lyre, qui raconte sa “déchéance” avec un bel accent français. Voici son témoignage : “La boîte dans laquelle je travaillais a fermé ses portes, il y a quelques années, pour raisons économiques. Je me suis retrouvé au chômage. Les indemnisations qui m’ont été octroyées nous ont permis, à ma famille et à moi, de tenir le coup pendant trois à quatre ans. Au début, je n’étais pas très inquiet, j’avais de l’argent sur moi et je pensais pouvoir trouver facilement un job chez un privé. Mais, lorsqu’on dépasse la quarantaine, il est difficile d’être recruté. Je l’ai appris à mes dépens. Quand les choses ont commencé à se gâter, mes propres oncles et des cousins m’ont tourné le dos, me reprochant d’avoir gaspillé inutilement l’argent des indemnisations. Des voisins nous ont un peu aidés en nous envoyant de la nourriture. Mais, cela ne suffisait pas pour payer les charges, et je me sentais humilié. Beaucoup de choses ont traversé mon esprit à ce moment-là ; j’ai pensé au suicide, puis à l’exil. J’ai finalement décidé d’aller mendier sans en parler à personne, pas même à ma femme. Je prenais le bus pour m’éloigner du quartier et du qu’en-dira-t-on. Ce n’est que bien plus tard que j’ai informé mon épouse. Elle a, à son tour, tout expliqué à l’aîné qui a 19 ans et qui tient une “tabla” depuis un an pour vendre des cigarettes. À nous deux, nous arrivons à nous débrouiller un peu. Mais, sincèrement, je ne sais pas de quoi sera fait demain.”

Nous avons pu également rencontrer des personnes sollicitant l’aide des passants, les unes sont des victimes du code la famille ou du terrorisme, les autres font de la mendicité un métier comme un autre, prévoyant même des “accessoires” pour faire pitié et culpabiliser les passants.
 
20% de la population algérienne vivent dans le dénuement...
En allant de la place du 1er-Mai jusqu’à la place des martyrs, en passant par les rues Hassiba Ben-Bouali, Larbi Ben-M’hidi, Abane Ramdane et Bab-Azzoun, on se rend compte combien les nouvelles voix et les nouveaux regards, de plus en plus nombreux, se sont imposés dans le décor quotidien de la capitale. La présence des plus faibles, c’est-à-dire des femmes, des vieillards, des enfants et des aveugles, ainsi que des handicapés mentaux et moteurs, tendant la main à l’entrée des immeubles, devant les boulangeries, les pâtisseries, les pizzerias, les magasins et les arrêts de bus, a de quoi bouleverser, pour peu qu’on prenne conscience de toute cette tragédie humaine.

Dans cette affaire qui interpelle l’État et la société civile, les citoyens ont leur mot à dire. “Il y a des manières de demander l’aumône. Je crains que la mendicité soit devenue un vice”, soutient vivement une jeune étudiante, mais elle précise très vite : “Il y a des gens qui mendient par besoin et ceux qui abusent de la gentillesse d’autrui. Je me demande d’ailleurs où est passé l’argent du téléthon destiné pour les diar errahma”. Un employé à la Caisse de sécurité sociale de Port-Saïd parle carrément de “coins stratégiques” qui sont, selon lui, prisés par les “mendiants professionnels”, en citant notamment la poste, les banques, les trains et la gare routière. “Je prends tous les jours le train, mais il m’arrive de monter quelquefois dans les bus. Les mendiants qui choisissent ces lieux sont pour la plupart des professionnels. Ils ne vous lâchent que lorsqu’ils ont eu gain de cause”, indique-t-il. À hauteur de la rue Didouche-Mourad, à proximité du cinéma Algeria, un jeune policier interviewé nous avouera que des enfants et des adolescents se lancent de plus en plus dans la mendicité, généralement en cachette de leurs parents. “Ils veulent acheter des tas de trucs dont ils sont privés chez eux et préfèrent alors tendre la main plutôt que de voler les gens, parce qu’ils ont encore peur des conséquences”, relève-t-il avant de nous quitter.
 
La femme en noir hante les murs de Ben Aknoun
“Le fantôme de la mosquée”
Elle vit seule dans la cour intérieure de la mosquée de Ben Aknoun. Depuis des années, elle a élu domicile dans ce coin, devenu par la force des choses un élément indissociable du lieu de culte et ses environs. La femme vêtue tout en noir, que certains surnomment encore “rouhaniyat el djamaa” (le fantôme de la mosquée), est bien connue de tous à Ben Aknoun, avec son regard fixe, sa bouche racontant l’amertume et la dureté de la vie et son sourire éclairé à la vue des enfants.

Cette femme, que nous appellerons Yamina pour préserver sa dignité, a un rythme de vie très particulier. Yamina se lève chaque jour à l’heure du fedjr. Elle fait les cent pas autour de la mosquée et dans le quartier, le temps que les fidèles fassent leur prière, puis revient vers sa cachette. Au lever du jour, elle disparaît, sans s’éloigner de la commune, pour revenir vers les coups de midi. Des habitants disent que Yamina s’en va demander l’aumône, d’autres racontent qu’elle réalise des travaux ménagers chez des particuliers, en contrepartie d’un semblant de revenu, pour venir en aide à une de ses sœurs mariées.

Ses repas, comme ses vêtements et sa literie, sont en général pris en charge par les résidents du quartier, en particulier ceux avec qui elle s’est liée d’amitié. Yamina sait qu’elle ne doit rejoindre son petit espace qu’une fois tous les fidèles dehors, après chacune des prières, même celle d’el îcha, après les 22 heures. Dès qu’elle pénètre dans la mosquée, la femme fait le tour des lieux à plusieurs reprises, comme une sorte de prière, mais une prière bien à elle.

Contrairement aux autres jours, la femme en noir quitte la mosquée tous les vendredis de très bonne heure pour ne réapparaître que très tard dans la nuit. Ces jours-là, les mendiants se bousculent devant les fidèles, attendant le couscous traditionnel préparé par les gens du quartier et d’autres sadaka : vêtements, argent...

Par Hafida Ameyar, Liberté
Algerie-DZ.com
 
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