anirmax
soussisanssoucis
http://renenaba.blog.fr/ Pour mieux comprendre à quel ennemi nous avons à faire, je vous soumets le texte suivant tiré de l'ouvrage Lilith de primo Levi. Ce texte fait office de confession spontannée. À méditer longuement. Je ne doute pas que tu ne suives mes traces, et ne deviennes arracheur de dents comme je lai été, et comme avant moi lont été tes aïeux. Il faut donc que tu saches que la musique est nécessaire à lexercice de nos fonctions : un bon arracheur de dents doit avoir à sa suite au moins deux trompettes et deux tambours, ou mieux deux joueurs de grosse caisse. Plus la fanfare déploiera de vigueur et dentrain sur le lieu des opérations, plus tu seras respecté et plus la douleur de ton patient satténuera. Tu lauras toi-même remarqué, lorsque enfant tu assistais à ma tâche quotidienne : on nentend plus les cris du patient, le public nous admire et nous révère, et les clients qui attendent leur tour oublient leurs craintes secrètes. Un arracheur de dents qui travaillerait sans fanfare serait aussi malséant que le corps dun homme nu. En aucun cas tu navoueras avoir extrait une dent saine ; au contraire, tu profiteras du vacarme de lorchestre et de létourdissement du patient, de sa douleur même, de ses cris et de son agitation convulsive, pour extraire séance tenante la dent malade. Rappelle-toi quun coup rapide et franc sur locciput tranquillise le patient le plus récalcitrant sans en étouffer les esprits animaux et sans que le public sen aperçoive. Rappelle-toi encore que dans ce cas comme dans dautres, un bon arracheur de dents a soin davoir près de son estrade une voiture prête et les chevaux attelés. Nos adversaires nous narguent en disant que nous nous entendons à transformer la douleur en argent : les sots ! Cest là le meilleur éloge de notre magistère. Selon lhumeur que tu flaireras dans lassistance, ton discours pourra tour à tour être plaisant ou austère, noble ou vulgaire, prolixe ou concis, subtil ou grossier. Il est bon en tout cas quil soit obscur, car lhomme redoute la clarté. Rappelle-toi que moins tes auditeurs te comprendront, plus ils auront confiance dans ta science et prêteront de mélodieux accents à tes paroles : le peuple est ainsi fait
et ne crains pas quon ten vienne demander lexplication, car cela ne se produit jamais, personne ne trouvera le courage de tinterroger, pas même celui qui montera dun pied ferme sur ton estrade pour se faire arracher une molaire. Et jamais, dans tes propos, tu nappelleras les choses par leurs noms. Tu ne diras point dents, mais protubérances mandibulaires, ou tout autre bizarrerie qui te viendrait à lesprit ; non point douleur, mais éréthisme. Tu nappelleras pas largent, argent, et moins encore les tenailles, tenailles, tu ne les nommeras point, pas même par allusion, et tu les déroberas à la vue du public et particulièrement à la vue du patient, en les tenant cachées dans ta manche jusquau dernier instant. De tout ce que tu viens de lire, tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait quun avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par lhabit. Non pas seulement pour tromper les patients, tu le sais, notre propos est plus élevé, et le mensonge, et non le tour de poignet, fait notre véritable force. Avec le mensonge, patiemment appris et pieusement exercé, si Dieu nous assiste, nous arriverons à dominer ce pays et peut-être le monde : mais cela ne pourra se faire quà la condition davoir su mentir mieux et plus longtemps que nos adversaires. Je ne le verrai pas, mais toi tu le verras : ce sera un nouvel âge dor. Il nous suffira, pour gouverner lEtat et administrer la chose publique, de prodiguer les pieux mensonges que nous aurons sus, entre-temps, porter à leur perfection. Si nous nous révélons capables de cela, lempire des arracheurs de dents sétendra de lOrient à lOccident jusquaux îles les plus lointaines, et naura pas de fin. __________________________________________________________________________________________