Bouddha est un saint musulman

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Que la vie du Buddha ait pu intéresser les manichéens ne doit pas nous surprendre. On dit du Perse Mani (216-273), fondateur du manichéisme, qu’il s’est rendu lui-même en Inde... où on l’aurait d’ailleurs comparé au Buddha ! Cet homme, hors du commun et chrétien d’origine, se disait inspiré par l’apôtre Thomas (dont on pensait qu’il avait évangélisé l’Inde) et souhaita réaliser une synthèse du christianisme, du zoroastrisme de Perse et du bouddhisme.
On ignore avec quelle forme du bouddhisme il a pu être en contact (à cette époque, diverses écoles du bouddhisme ancien, mais aussi du Mahāyāna, étaient implantées en Asie centrale), mais la biographie du Buddha, si populaire chez tous les peuples bouddhistes, devait vraisemblablement lui être connue, notamment tout ce qui se rapportait à son enfance et à sa vocation – qu’on retrouvera dans la légende de saint Josaphat.
Mani a sans doute été sensible à l’orientation ascétique présente dans ces textes, tout comme aux enseignements sur la vanité des choses mondaines, que lui-même professait. De plus, on constate que la communauté bouddhique offre quelques points de ressemblance avec celle que lui-même préconise : les bhikṣu (moines) et upāsaka (laïcs) bouddhistes jouent, les uns vis-à-vis des autres, à peu près le même rôle que les "élus" et les "auditeurs" du manichéisme, les seconds soutenant matériellement les premiers, qui se vouent complètement à leur démarche spirituelle et à l’enseignement ; de même Mani recommande à ces "élus" de respecter cinq "commandements" qui correspondent, à peu de choses près, aux cinq préceptes bouddhiques. Cela dit, on ne trouvera nullement dans les textes bouddhiques le rejet total du corps, présenté comme une menace pour l’âme, seule existante, qu’enseigne Mani !

De l’Asie centrale et de la Perse, la biographie du Buddha pénètrera plus tard le monde arabe et parvient finalement aux bords de la Méditerranée : une bibliographie d’origine arabe nous apprend que, dans la seconde moitié du VIIIe s., au sein de la communauté des ismaélites de Syrie, des textes persans sont traduits, d’abord en syrien puis en arabe, sous le nom de"Livre de Bilawhar et Yûdâsaf" (Kitab Bilawhar wa-Yudasaf). Les musulmans, peu sensibles aux vertus ascétiques, restent assez proches de leurs modèles perses et ne font que retranscrire les textes en y ajoutant quelques remarques d’ordre monothéiste qui n’altèrent pas le récit même de la vie du Buddha.
 

L'histoire de Bilawhar et Yûdâsaf​

Il y a bien longtemps, en Inde, vivait un roi du nom d’Abénès. Païen, serviteur d’idoles, il se désespérait de n’avoir pas de fils pour lui succéder quand naquit enfin un garçon, qu’il nomma Yûdâsaf. Mais un sage devin lui annonça que ce dernier ne régnerait pas sur le royaume de son père parce qu’il deviendrait "un grand guide sur la voie de la vérité".
Le roi, mécontent, fit chasser les hommes de dieu de son royaume et décida d’enfermer son fils dans un palais splendide, à l'abri du spectacle des misères de ce monde. Il était interdit de lui parler "de mort, de vieillesse, d'infirmité, de pauvreté" et, si un serviteur tombait malade, on le chassait et on le remplaçait par un bien portant.
Yûdâsaf, devenu adulte, se plaignit de sa réclusion. Son père organisa alors ses sorties de façon que rien de déplaisant ou de triste ne puisse être vu par le prince. Mais, bien évidemment, un jour, le prince fit la rencontre d'un lépreux et d'un aveugle, qui lui révélèrent l'existence de la maladie, puis celle d'un vieillard ridé, courbé et édenté, qui lui apprit la vieillesse. Ses serviteurs, intérrogés, finirent par lui faire comprendre, aussi, ce qu'était la mort. Ces révélations lui donnèrent à penser...

Saint Josaphat 04
Manuscrit médiéval représentant Josaphat, hors du palais d'où son père l'observe,
lors de sa rencontre avec un lépreux et un aveugle.


C'est alors que Bilawhar, un sage moine (monothéiste !) qui vivait dans le désert, eut l'intuition de ce que devait devenir Yûdâsaf. Il quitta son refuge et arriva en ville. Ayant rencontré le prince, il l’instruisit à l’aide de plusieurs paraboles. Certaines d’entre elles ne manqueront pas d’évoquer quelques souvenirs aux bouddhistes, comme, par exemple, cet enseignement sur l’existence comme illusion et les dangers des plaisirs sensuels...

"Ceux qui convoitent les délectations corporelles et qui laissent mourir leur âme de faim ressemblent à un homme qui s'enfuirait au plus vite devant une licorne qui va le dévorer, et qui tombe dans un abîme profond. Or, en tombant, il a saisi avec les mains un arbrisseau et il a posé les pieds sur un endroit glissant et friable ; il voit deux rats, l'un blanc et l'autre noir, occupés à ronger sans cesse la racine de l'arbuste qu'il a saisi, et bientôt, ils l'auront coupée. Au fond du gouffre, il aperçoit un dragon terrible vomissant des flammes et ouvrant la gueule pour le dévorer ; sur place où il a mis les pieds, il distingue quatre aspics qui montrent tête. Mais, en levant les yeux, il voit un peu de miel qui coule des branches de cet arbuste ; alors il oublie le danger auquel il se trouve exposé, et se livre tout entier au plaisir de goûter ce peu de miel.
La licorne est la figure de la mort, qui poursuit l'homme sans cesse et qui aspire à le prendre ; l'abîme, c'est le monde avec tous les maux dont il est plein. L'arbuste, c'est la vie d'un chacun qui est rongée sans arrêt par toutes les heures du jour et de la nuit, comme par les rats noir et blanc, et qui va être coupée. La place où sont les quatre aspics, c'est le corps composé de quatre éléments, dont les désordres amènent la dissolution de ce corps. Le dragon terrible est la gueule de l'enfer, qui convoite de dévorer tous les hommes. Le miel du rameau, c'est le plaisir trompeur du monde, par lequel l'homme se laisse séduire, et qui lui cache provisoirement le péril qui l'environne.
"https://bouddhismes.net/index.php?o...cle&id=144:saint-josaphat&catid=15&Itemid=131
 
Tout l'enseignement de Bilawhar repose sur l'opposition entre Réalité et Illusion. Suit une autre parabole qui illustre la façon de se forger un bon "karma"" ! Bilawhar évoque ce qui importe et que l'on néglige, ou plutôt : ce que l'on néglige ordinairement et qui importera en fin de compte.

"Celui qui aime le monde est semblable à celui qui a trois amis. L'un qu'il aime plus que lui-même, l'autre autant que lui-même et le dernier moins que lui-même. Il est un jour convoqué par le roi et se sent en grand danger d'être jugé. Il se précipite chez son premier ami qui lui dit être trop occupé mais lui offre quelques tissus afin de se faire un vêtement. Il va ensuite voir le deuxième ami, qui lui dit avoir lui-même beaucoup de soucis mais qui accepte de l'accompagner jusqu'à la porte du palais. En désespoir de cause, il se rend chez son troisième ami. Il lui fait des excuses et implore son aide. Ce dernier lui fait bon accueil, l'appelle son ami très cher et lui rappelle qu'il lui a rendu de menus services dont il est très reconnaissant. Non seulement il l'accompagnera jusqu'au palais mais il plaidera en sa faveur. Le premier ami est la possession des richesses de ce monde qui ne peut offrir rien d'autre qu'un linceul au seuil de la mort, le second représente la famille et les amis, eux-mêmes pris par leurs propres tourments, ils peuvent seulement accompagner l'homme jusqu'au bout de sa vie. Le troisième représente les bonnes oeuvres qui témoigneront pour lui, lors du jugement."

Suivent encore d’autres paraboles pour montrer que les véritables richesses ne sont pas matérielles puis Bilawhar quitte Yûdâsaf, lui expliquant qu'il doit encore subir un temps d'épreuves avant de le rejoindre.

A la suite de ces "Quatre rencontres", Yûdâsaf sera, en effet, soumis à plusieurs épreuves car le Roi a remarqué des changements dans le comportement de son fils et, après enquête, en est parvenu à la conclusion qu’il a été converti. Il entend alors user de ruses diverses pour le détourner de sa vocation : il organise tout d’abord un débat d’ordre théologique, mais Yûdâsaf triomphe ! Puis il soumet son fils à la tentation charnelle... celui-ci cède à moitié et, de son relâchement, naîtra un futur héritier pour le trône. De joie, le roi se convertit…
Comme le Bouddha, après la naissance de son fils Rahula, demeuré au palais, Yûdâsaf n’en continue pas moins de nourrir en secret le désir de quitter le monde et de vivre à son tour une vie d’ascèse, telle celle que lui a vanté le saint Bilawhar. Un ange bientôt lui apparaît qui l’incite à prendre la fuite… Le prince s’échappe alors : c’est le "Grand Départ" !
Quittant ses habits de prince, Yûdâsaf les échange avec ceux d’un mendiant et il mène alors enfin la vie d’ascète dont il rêvait. Durant quelques années de solitude "au désert", il est initié à la "science du grand Tout", puis revient dans son royaume, en convertit toute la population, console son père sur son lit de mort, désigne comme régent le tuteur de son fils et s’en repart définitivement mener sa vie...
 
On aura reconnu là les principaux épisodes de la vie du Bouddha, jusqu’à son retour dans sa ville natale de Kapilavastu, à l’occasion duquel il convertit lui aussi nombre de ses anciens compatriotes, qui deviennent bhikṣu à sa suite… y compris son fils Rahula – ce que les arabes, et leurs prédécesseurs perses, semblent ignorer ! Même l’intervention d’un ange, pour inciter Yûdâsaf à quitter le palais paternel, ne semble pas un anachronisme musulman, car bien des versions bouddhiques évoquent l’intervention des dieux à cette occasion, qui iront jusqu’à soutenir les sabots du cheval du prince pour lui éviter de réveiller les habitants du palais pensant sa fuite.
 
'histoire de Bilauhar u Buddsaf a été traduite en Pehlevi pendant la période sassanide et en arabe à l'époque de l'islam15. Tandis qu'une première version du Pañchatantra en arabe (Kalila wa Dimna) a été réalisée vers 750 à partir d'une version en Pehlevi, c'est d'une version turque du Buddha Carita que le Kitab Balauhar wa Budasaf a été traduit en arabe16. Ce n'est pas une traduction stricte du livre Buddhacarita (Actes de Buddha) en sanscrit, mais une collection de légendes16. La version arabe s'appelle Kitab Balauhar wa Budasaf16 ou Balauhar wa Budasaf dans les versions du VIIIe – Xe siècle17,18,19. Selon Mohsen Zakeri, la version de cette légende appelée Kitab Yudasaf mufrad mentionnée à Bagdad au VIIIe siècle pourrait être l’œuvre de Ibn al-Muqaffa20, un manichéen converti à l'islam auteur du Kalila wa Dimna.

Au Xe siècle, plusieurs auteurs mentionnent cette histoire. Ibn al-Nadim (m. 998) écrit dans son Al-Fihrist (Catalogue) que Aban al-Lahiqi (m. 816) l'a restituée dans une version versifiée en arabe21. Il existe aussi une version de Al Masû'dî (m. 965), Les Prés d'Or dont Bruce Lawrence estime qu'elle est le locus classicus pour la représentation de Budasaf dans la littérature musulmane22. Les Rasâ’il al-Ikhwân al-Safâ’ (Les Épîtres des Frères de la Pureté, c. 960) se réfèrent à une conversation entre Balauhar et Yuzasaf23,24,5.

Al-Tabari (839-923) affirme que Budasab dans sa première période a appelé le peuple à rejoindre la religion des Sabéens25,26, c'est-à-dire les baptistes.
 
Une addition de la version arabe de la légende - le Kitab Bilawhar-wa-Budhasaf - amène Budhasaf/Yudasaf accompagné d'un disciple27 au Cachemire où il meurt et est enterré. Selon David Marshall Lang (1966), Cachemire (arabe : كشمير) que l'on trouve dans certaines versions musulmanes de la vie de Budasaf pourrait venir de Kusinara (pali : كوشينر) qui est le lieu de la mort de Bouddha28,29. Pour Günter Grönbold, la dissociation de Budasaf-Yudasaf-Yuzasaf de Kusinara et une réassociation avec le Cachemire est particulièrement évidente dans les histoires du Cachemire de la période moghole, et au cours du XVIIe siècle connecté au sanctuaire Rozabal à Srinagar30. Pour ses détracteurs chrétiens, c'est à partir de cette version dont il aurait eu connaissance dans une édition indienne de 188912, que Mirza Ghulam Ahmad, créateur de l'ahmadisme aurait composé vers 1900 le personnage de « Yuz Azaf »12 identifié à Jésus de Nazareth et vénéré depuis chez la ahmadis dont une tradition fait d'un mausolée à Srinagar la tombe de ce personnage qui a connu un certain renom médiatique en occident particulièrement à la fin des années 197012. Les ahmadis contestent cette analyse et font remarquer que le livre de Mirza Ghulam Ahmad ne fait référence qu'à des sources antiques en différentes langues.
 
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