Ijawwan n tayri de Brahim Lasri Amazigh. Un sujet tabou dans une langue taboue
La parution du premier roman de Brahim Lasri Amazigh Ijawwan n tayri (Les siroccos de lamour1) mérite dêtre signalée car elle marque un tournant dans la littérature amazighe tant par le véritable travail sur la langue amazighe quil offre que par loriginalité du sujet quil aborde, à savoir la virginité et les relations sexuelles hors mariage. Cest la place de ce roman au sein de la production écrite amazighe du sud marocain et le parcours de lauteur qui expliquent à notre avis loriginalité de luvre.
Ijawwan n tayri : un titre plein de sens
Les titres choisis par les auteurs qui écrivent en tamazight pourraient constituer en eux-mêmes un sujet de recherche jusquaujourdhui encore inexploré. Le terme ou lexpression choisis pour nommer un ouvrage ne se borne pas à étiqueter tout simplement un « produit culturel » dans le but de le distinguer dautres livres présents sur le marché. Il contient des messages et des positions qui échappent quelques fois à lauteur lui-même. Un examen des publications amazighes nous montre que les premiers titres retenus par les écrivains amazighs depuis la fin des années soixante se composaient essentiellement des mots connus dans le langage courant comme arraten (écrits), amud (grain) ou timitar (signes). Dautres jouaient sur quelques oppositions qui nen paraissaient pas moins étranges à lil et à loreille dun natif tachelhit, le tamazight du sud du Maroc. Par exemple, si un titre comme Tadsa d imttawen (Rire et larmes) invite le lecteur à la réflexion, dautres auteurs préfèrent des expressions qui puisent leurs sources dans les valeurs du patrimoine culturel de la région comme Nnan willi zrini (Nos ancêtres ont dit) ou Taslit unzar (Arc-en-ciel). Inscrits dans leur époque marquée essentiellement par le souci de transcrire le patrimoine oral, ces titres ne sont donc que la transcription des expressions orales largement utilisées dans la langue vernaculaire .
Se démarquant de ses prédécesseurs, la nouvelle génération décrivains propose depuis le début des années 1990, des titres qui reflètent une nouvelle vision à lamazighité. Le titre donné à leurs romans est en lui-même le produit dune réflexion. Il ne tire pas son authenticité de lhéritage culturel commun mais de « létrangeté » de la combinaison des mots. Il apparaît comme une expression littéraire formulée de façon à séloigner du langage courant. Si lon voulait classer, malgré les dangers que cela représente, les titres employés par les nouveaux auteurs amazighs, Ijawwan n tayri se situerait aux côtés dautres titres tels Tawargit d imik (Rêve et un peu plus) de Mohammed Akounad ou Askif n inzad (Soupe de poils) dAli Ikken. Plus précisément, il sintercalerait entre les titres « « simples » de la première génération et les titres plus au moins « compliqués » comme Ixfawen d isasan (Têtes et toiles daraignée) de Mohamed Ousouss. Le titre retenu par Brahim Lasri se rapprocherait également dune autre catégorie qui se caractérise par lemploi de néologismes ou de mots tombés en désuétude dans la langue amazighe, tels Imula n tmekwtit (Ombres de mémoire) dEl Khatir Aboulkacem-Afulay ou Aggad n tidt (Ovaire de vérité) de Taieb Amgroud. Ijawwan n tayri se compose de deux mots connus dans lair tachelhit. Ijawwan (Siroccos) et tayri (Amour) liés par la préposition « n » (de). Dans cette combinaison de mots qui nest pas courante, cette expression apparaît comme une pure invention littéraire pas très éloignée du langage quotidien sans pour autant lui appartenir. Le travail académique pour la promotion de la langue et la culture amazighes, les efforts artistiques et la production littéraire sans oublier le rôle des moyens de communication dans la diffusion des termes contribueront probablement à ce que cette expression intègre un jour le langage amazigh quotidien.
Le temps des événements
Si le lieu des événements est bien déterminé vu lemploi des toponymes connus dans la région dAgadir, (Agadir, Achtouken, Nsbitar n Hassan wis sin
), la période concernée reste quant à elle indéfinie. Lauteur évite, consciemment ou inconsciemment de donner un indice clair qui permettrait de bien la cerner. Dans un passage, il fait référence aux années 1970 marquées par la domination de lidéologie panarabiste de Gamal Abdel Nasser et ses influences au Maroc (p. 44). Par cette allusion, un lecteur averti pourrait imaginer sans plus de précision que les événements du roman se sont déroulés après la période de Nasser. Pour les autres, lhistoire racontée pourrait être atemporelle. Si le temps est indéfini, la société est en revanche bien localisée, à savoir, la société amazighe marocaine, une société qui considère les relations sexuelles hors mariage comme illégitimes.
Lauteur du roman
Pour analyser les particularités du roman, il est alors nécessaire de connaître le parcours de Brahim Lasri lui-même. Face à labsence de tout indice nous permettant de situer les événements dIjawwan n tayri, la connaissance du parcours de lauteur peut en effet être un guide utile à la bonne compréhension de son uvre. De ce point de vue, il peut être considéré comme lun des premiers militants du mouvement culturel amazigh de la région dAgadir. A la fin des années 1980, il fait partie du premier groupe détudiants de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines qui posent la question amazighe au sein de lUNEM (Union nationale des étudiants du Maroc). En 1991, il initie avec dautres militants de la région la création de la section dAgadir de lassociation Tamaynut. En 1993, il est le fondateur de la section dInezgane dont il devient vice-président. Il est alors interpellé avec dautres membres du bureau de lassociation par la police suite à la publication dun calendrier amazigh qui représentent les illustrations danciens rois des royaumes amazighs et qui retient lalphabet tifinagh. Il émigre en France à la fin des années 1990, alors quil était membre du bureau de lAssociation de lUniversité dEté dAgadir.
Durant cette période qui va de la fin des années 1980 à la fin des années 1990, lamazighité est devenue une question débattue dans la région dAgadir. Dune part, lUniversité Ibn Zohr est devenue un lieu où les débats politiques houleux intègrent dorénavant lamazighité. Dautre part, les associations culturelles amazighes nouvellement créées gagnent en influence. Brahim Lasri se situe alors au centre de tous ces événements. Il est à lavant-garde des « affrontements » idéologiques qui lopposent aux tendances estudiantines hostiles à lamazighité. En même temps, il mène avec dautres militants de lassociation Tamaynut un travail de fond dont lobjectif est de retravailler la langue amazighe et de consolider lécrit dans cette langue. Le bulletin interne de Tamaynut à Agadir intitulé Anaruz (Espoir) témoigne de cet effort. Il était pour ces jeunes la seule tribune leur offrant lopportunité dafficher leurs talents. De ce groupe émergera quelques années plus tard un certain nombre dauteurs qui écriront en tamazight comme Mohammed Akounad, Mohammed Ousouss, El Khatir Aboulkacem, Lahcen Aït Abaid, Brahim Akil et Mohammed Ouagrar. Dautres, faute de moyens, attendront le moment opportun pour écrire. La publication dIjawwan n tayri sintègre ainsi dans la continuité des efforts menés pendant plus de quinze années. Il peut même être considéré comme le fruit de tout ce militantisme. Il faut donc pour bien comprendre ce roman prendre en compte deux dimensions qui habitent à cette époque lauteur, à savoir le politique et le culturel.
A suivre...