C’est la nation qui doit s’incarner dans l’État

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Il faut toujours résister à la tentation de se citer soi-même: on prend facilement la grosse tête; ou, pour le dire en termes plus relevés, l’hubris dénoncée par les Grecs antiques n’est pas loin. Et l’hubris -la démesure- est toujours punie par les dieux…

Et pourtant, je ne peux m’empêcher de commencer ce billet en reprenant mot pour mot ce que j’avais écrit mercredi dernier: «… la ville d’Alep, en Syrie, venait d’être conquise par la rébellion sunnite, ou chiite, je ne sais plus, on s’y perd- et que l’aviation russe (que fait-elle là?) venait de bombarder lesdits rebelles. Le plateau du Golan est toujours occupé, Daech relève la tête du côté de Raqqa, les Kurdes ont fait sécession dans l’est du pays, mais tout cela n’empêche pas le dictateur Al Assad de s’adonner à son passe-temps quotidien, les jeux vidéo, terré dans son bunker. Non, je n’aimerais pas être syrien ces jours-ci. La guerre civile fait rage depuis 2011 (!) dans ce pays meurtri, terre d’Histoire et de culture pourtant.»

Les évènements se sont précipités, Bachar Al Assad s’est enfui vers Moscou avec sa famille et le nouvel homme fort du pays parade avec sa barbe bien taillée et son discours policé et bien construit -l’ancien étudiant en médecine (point commun entre Al Assad et Al Jolani) est, de toute évidence, intelligent et éloquent.

Tout est bien qui finit bien?

Pas sûr. Parce qu’il y a un détail qui m’a inquiété. J’y reviens plus loin.

Faisons d’abord un détour par la famille. Dans son ouvrage fondamental Les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain, Abdallah Laroui faisait remarquer qu’il ne serait venu à personne l’idée de se définir comme ‘Marocain’ il y a encore un siècle. À la question ‘qui es-tu?’, on répondait ‘musulman’ ou ‘juif’, de prime abord; puis c’était une ville ou une région: ‘fassi’, ‘soussi’, ‘doukkali’; et plus souvent encore en donnant le nom de sa tribu: ‘zaïan’, ‘ouled frej’, ‘ouled dlim’… Les affrontements entre tribus, entre groupes ethniques, les rivalités entre villes étaient monnaie courante.

«Avez-vous écouté le premier discours d’Abou Mohammad Al Jolani, le chef de la coalition qui a pris le pouvoir en Syrie? Avez-vous remarqué qu’il n’a pas prononcé une seule fois le mot ‘Syrie’?»
Abdallah Laroui décrit avec minutie le processus par lequel le mot ‘Marocain’ se superposa sur ces définitions jusqu’à les transcender toutes. Premier progrès: une nation était née. Et quand l’État en vint à incarner résolument cette nation, on avait tourné la page des siècles pendant lesquels les dissensions internes, en l’absence d’une identité commune, menaçaient sans cesse d’écarteler le pays.

Sommes-nous vraiment immunisés contre ce danger? C’est à voir. Ceux qui, chez nous, se définissent par une croyance, quelle qu’elle soit, au lieu de se définir d’abord comme Marocains, portent en eux le virus de la zizanie.


J’exagère? Non. Avez-vous écouté le premier discours d’Abou Mohammad Al Jolani, le chef de la coalition qui a pris le pouvoir en Syrie? Avez-vous remarqué qu’il n’a pas prononcé une seule fois le mot ‘Syrie’? (C’est ça, le détail qui m’a inquiété.) Il a parlé de la oumma musulmane, mais pas de son propre pays… Par ailleurs, la oumma, pour lui, ne comprend pas les chiites, les alaouites, les yazidis, les druzes, sans même parler, bien sûr, des Syriens chrétiens, juifs, baha’is, agnostiques, athées, adeptes du sâr Péladan, etc. Voilà qui augure mal de la suite des évènements… Il est fort possible que la Syrie connaisse le même sort que la Libye, qui a disparu en tant qu’État, malgré les apparences. Pauvre Syrie…

Quelle leçon à en tirer, pour nous?

Essentiellement celle-ci: ceux qui, chez nous, se définissent d’abord par une croyance, quelle qu’elle soit, jouent un jeu dangereux et rétrograde -ça ne va pas dans le sens de l’Histoire. Toute croyance est respectable, certes, mais c’est d’abord en tant que Marocains que nous devons nous définir.

Seconde leçon: l’État doit veiller à être l’incarnation de la nation, ce qui n’est pas difficile chez nous vu le rôle constitutionnel et la double légitimité du Chef de l’État. D’une certaine façon, quand nous nous comparons (hé, hé…), nous sommes bénis de ce côté-là. Quand c’est (toute) la nation qui s’incarne dans l’État, alors s’éloigne le spectre de la plus horrible des guerres: la guerre civile.



Les Syriens (et les Libyens, et les Yéménites…) devraient venir goûter à la quiétude de Rabat et s’en inspirer…

Par Fouad Laroui
 
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