Ce qui est étrange, c'est que personne ne semble comprendre le combat des Français de ces dernières semaines. J'ai entendu des réflexions du genre : "Ce sont des enfants gâtés !" ; "ils ne sont jamais contents !" ; "ils veulent toujours plus !" ; "déjà qu'ils ne travaillent que 35 heures et ils protestent !" Décidément, plus que jamais, la France apparaît comme une exception culturelle dans ce monde de brutalité et d'égoïsme exacerbé.
Mais la France de Nicolas Sarkozy, et même de ses prédécesseurs, ne réalise pas sa chance. Alors elle brade ses valeurs et se retire de la scène culturelle du monde. C'est de l'Afghanistan qu'elle devrait vite se retirer, rapatrier ses soldats promis à une débâcle certaine (à présent que c'est Ben Laden qui l'exige, les 3 750 soldats français ne rentreront pas de sitôt). Non, la France officielle ne cesse de réduire le budget de ses instituts culturels dans le monde. Elle abîme son image, réalise quelques économies (il en faut pour payer la présence en Afghanistan), mais elle fait fausse route, elle fait une grave erreur. C'est avec la culture, avec ses productions littéraires, théâtrales, musicales, picturales, cinématographiques, avec ses valeurs humanistes, son héritage des Lumières qu'elle assurera une belle présence, laquelle lui faciliterait des réalisations économiques importantes. Le pari sur la culture est le seul qui vaille. Or, le ministère des affaires étrangères fait des économies ridicules tout en continuant à espérer que la voix de la France sera entendue et respectée. Calcul de petit épicier sans envergure, sans vision à long terme.
J'ai rencontré des intellectuels américains qui se souviennent avec nostalgie de l'époque où la France était célébrée dans les universités à travers des visiteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Alain Robbe-Grillet, Mohammed Arkoun et d'autres. Aujourd'hui, ils se demandent ce qui se passe en France, pourquoi sa voix n'est plus entendue.
Je reviens à la vieille dame américaine. Je revois son expression fatiguée, ses bras frêles, sa voix faible. En France, elle serait dans une maison pour personnes âgées. Peut-être serait-elle entourée de ses enfants et petits-enfants, peut-être serait-elle triste d'avoir été mise à l'écart dans un hospice, mais elle ne serait pas caissière dans un magasin de fringues. Piètre consolation. Car si le système des retraites n'est pas réformé en se basant sur les propositions des syndicats et des partis qui défilent dans les rues, nous serons tous un jour cette vieille dame devant travailler jusqu'au dernier jour de sa misérable vie.
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Ecrivain et poète, Tahar Ben Jelloun est membre de l'Académie Goncourt depuis 2008. Il a reçu le prix Goncourt pour "La Nuit sacrée" (Points Seuil) en 1987. Derniers livres parus, "Jean Genet, menteur sublime" et "Beckett et Genet, un thé à Tanger" (Gallimard).
Tahar Ben Jelloun