Nous sommes en 2043. Citoyens de seconde zone, les Turcs sont cantonnés à des postes subalternes par leurs patrons syriens ; on les oblige à parler arabe et ils sont malmenés dans les rues. L'invasion silencieuse, court métrage sorti le 3 mai sur les réseaux sociaux et visionné par des millions de personnes, a enflammé l'Internet turc. L'auteur, qui agite le spectre d'une sorte de théorie du "grand remplacement" à la sauce turque, est Ümit Özdag, le chef d'une nouvelle formation d'extrême droite, le parti de la Victoire (Zafer).
"C'est un parti ultraminoritaire, mais qui sait bien manier les codes des réseaux sociaux et a un fort impact en ligne", explique Didem Danis, sociologue au sein de l'université Galatasaray, à Istanbul, et directrice de l'association d'étude sur les migrations. Au-delà de ce groupuscule, le rejet des réfugiés fait quasiment l'unanimité au sein de l'opposition : de l'IYI Parti (droite dure) au CHP, le principal parti, dont le dirigeant clame à l'envi qu'il "reconduira tous les Syriens chez eux dans les deux ans" en cas de victoire de son camp à l'élection présidentielle de 2023. Le sujet pourrait faire basculer les électeurs indécis. Selon un récent sondage, 79 % des personnes interrogées considèrent qu'il faudrait renvoyer les Syriens, et 20,6 % ne se prononcent pas.
A Istanbul, où réside environ 1 million des 3,7 millions de réfugiés syriens officiellement enregistrés, le quartier populaire et conservateur de Fatih est devenu l'un de leurs points de ralliement. Ils ne sont pas vraiment les bienvenus. Kubra et Aysu, deux soeurs turques de 35 et 38 ans, y ont leur salon de coiffure. "J'ai des clientes russes, égyptiennes, mais je ne laisserai jamais une Syrienne entrer dans mon salon", affirme l'une d'elles. "Si elle se présente, je voterai pour Ümit Özdag, c'est sûr ! On a trop abusé de notre hospitalité, ça suffit, je ne me sens plus chez moi dans le quartier, sans compter que les Syriens font monter le prix des loyers", se plaignent-elles. Le climat est d'autant plus tendu que la crise économique se fait sentir chaque jour plus douloureusement, avec une inflation annuelle de 70 % en avril, selon des chiffres officiels. Chaque augmentation des prix vient nourrir le mécontentement contre le gouvernement islamo-nationaliste de Recep Tayyip Erdogan, mais aussi contre les réfugiés, boucs émissaires tout désignés.
Dans le quartier de Fatih, les commerçants syriens font leur possible pour se faire accepter : les enseignes en langue arabe ont laissé la place à des écriteaux en turc ; les drapeaux turcs se sont multipliés dans les vitrines, certains poussant même le zèle jusqu'à afficher une peinture du sultan Mehmet le Conquérant ou des armoiries ottomanes. Hussein Krem, 32 ans, est arrivé en 2016, fuyant la ville d'Alep. Il travaille comme serveur dans l'un des nombreux restaurants syriens du quartier, pour une clientèle quasi exclusivement arabophone : "Je n'arrive pas à me motiver pour apprendre le turc. Au moins, je ne comprends pas ce que les gens disent sur moi !" ironise le jeune homme. Il se verrait bien rester à Istanbul, mais vit dans la peur d'être renvoyé. Le hasard d'un contrôle de police - des papiers incomplets ou oubliés - ou n'importe quel motif arbitraire peut valoir d'être reconduit manu militari. "Ma mère est en Egypte, elle a peur pour moi et me conseille de la rejoindre. Là-bas il y a beaucoup moins de racisme, mais il me faudrait obtenir un passeport", raconte-t-il. Il lui reste l'option de l'Europe, mais au prix fort : 12 000 euros pour tenter la traversée vers la Grèce, au risque de l'échec ou de la mort.
Depuis 2016 et le pacte migratoire signé entre la Turquie et l'Union Européenne, la route vers l'Europe est fermée aux réfugiés syriens. Six milliards d'euros du budget européen ont été accordés à la Turquie, auxquels s'ajoutent 3 milliards d'une nouvelle enveloppe annoncée à l'été 2021. Cet accord est l'objet de critiques en Turquie, certains considérant qu'il constitue un pacte implicite empêchant les Européens de dénoncer la dérive autoritaire du Reis. "C'est un accord honteux par lequel l'Union européenne trahit non seulement les Turcs et les réfugiés, mais aussi ses propres valeurs", assène la chercheuse Didem Danis.
L'express
"C'est un parti ultraminoritaire, mais qui sait bien manier les codes des réseaux sociaux et a un fort impact en ligne", explique Didem Danis, sociologue au sein de l'université Galatasaray, à Istanbul, et directrice de l'association d'étude sur les migrations. Au-delà de ce groupuscule, le rejet des réfugiés fait quasiment l'unanimité au sein de l'opposition : de l'IYI Parti (droite dure) au CHP, le principal parti, dont le dirigeant clame à l'envi qu'il "reconduira tous les Syriens chez eux dans les deux ans" en cas de victoire de son camp à l'élection présidentielle de 2023. Le sujet pourrait faire basculer les électeurs indécis. Selon un récent sondage, 79 % des personnes interrogées considèrent qu'il faudrait renvoyer les Syriens, et 20,6 % ne se prononcent pas.
A Istanbul, où réside environ 1 million des 3,7 millions de réfugiés syriens officiellement enregistrés, le quartier populaire et conservateur de Fatih est devenu l'un de leurs points de ralliement. Ils ne sont pas vraiment les bienvenus. Kubra et Aysu, deux soeurs turques de 35 et 38 ans, y ont leur salon de coiffure. "J'ai des clientes russes, égyptiennes, mais je ne laisserai jamais une Syrienne entrer dans mon salon", affirme l'une d'elles. "Si elle se présente, je voterai pour Ümit Özdag, c'est sûr ! On a trop abusé de notre hospitalité, ça suffit, je ne me sens plus chez moi dans le quartier, sans compter que les Syriens font monter le prix des loyers", se plaignent-elles. Le climat est d'autant plus tendu que la crise économique se fait sentir chaque jour plus douloureusement, avec une inflation annuelle de 70 % en avril, selon des chiffres officiels. Chaque augmentation des prix vient nourrir le mécontentement contre le gouvernement islamo-nationaliste de Recep Tayyip Erdogan, mais aussi contre les réfugiés, boucs émissaires tout désignés.
Programme de retour volontaire
Le chef de l'Etat, à la popularité chancelante, a lui-même infléchi son discours. "Nous n'expulserons pas les réfugiés, comme promet de le faire l'opposition", affirmait-il encore en mars dernier. Mais le 4 mai, il annonçait un vaste plan visant au "retour volontaire d'un million de Syriens chez eux", dans le nord de la province d'Idlib - sous contrôle turc. La proposition semble susciter peu d'enthousiasme chez les réfugiés de Fatih. "Qu'est-ce que je pourrais faire là-bas ? Il n'y a pas d'économie, rien du tout, et puis la zone n'est pas sûre", souffle Ibrahim, gérant d'une petite épicerie.Dans le quartier de Fatih, les commerçants syriens font leur possible pour se faire accepter : les enseignes en langue arabe ont laissé la place à des écriteaux en turc ; les drapeaux turcs se sont multipliés dans les vitrines, certains poussant même le zèle jusqu'à afficher une peinture du sultan Mehmet le Conquérant ou des armoiries ottomanes. Hussein Krem, 32 ans, est arrivé en 2016, fuyant la ville d'Alep. Il travaille comme serveur dans l'un des nombreux restaurants syriens du quartier, pour une clientèle quasi exclusivement arabophone : "Je n'arrive pas à me motiver pour apprendre le turc. Au moins, je ne comprends pas ce que les gens disent sur moi !" ironise le jeune homme. Il se verrait bien rester à Istanbul, mais vit dans la peur d'être renvoyé. Le hasard d'un contrôle de police - des papiers incomplets ou oubliés - ou n'importe quel motif arbitraire peut valoir d'être reconduit manu militari. "Ma mère est en Egypte, elle a peur pour moi et me conseille de la rejoindre. Là-bas il y a beaucoup moins de racisme, mais il me faudrait obtenir un passeport", raconte-t-il. Il lui reste l'option de l'Europe, mais au prix fort : 12 000 euros pour tenter la traversée vers la Grèce, au risque de l'échec ou de la mort.
Depuis 2016 et le pacte migratoire signé entre la Turquie et l'Union Européenne, la route vers l'Europe est fermée aux réfugiés syriens. Six milliards d'euros du budget européen ont été accordés à la Turquie, auxquels s'ajoutent 3 milliards d'une nouvelle enveloppe annoncée à l'été 2021. Cet accord est l'objet de critiques en Turquie, certains considérant qu'il constitue un pacte implicite empêchant les Européens de dénoncer la dérive autoritaire du Reis. "C'est un accord honteux par lequel l'Union européenne trahit non seulement les Turcs et les réfugiés, mais aussi ses propres valeurs", assène la chercheuse Didem Danis.
L'express