Enquête: Génération trash, écrits chocs

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Par Ayla Mrabet
et Youssef Aït akdim


symbole. Mohamed Choukri, écrivain emblématique des déchirements et des contradictions du “Maroc d’en bas”.(lUIS DE VEGA HERNANDEZ)


Dans un contexte social et politique explosif, le Maroc de l’indépendance a produit des auteurs (Choukri, Khoury, Khaïr-Eddine, Zaf-Zaf) qui écrivaient vrai. Iconoclastes, parfois provocateurs, toujours inspirés, ils parlaient de leur Maroc à une élite qui le snobait. Ecrivains maudits, ils trempaient leur plume dans la sueur de la terre et le sang de ses enfants. Si l’on veut aujourd'hui leur dresser des statues, c'est qu'ils ont longtemps été pestiférés. Retour sur une génération et ses guérilleros de l’écriture.



A l’automne dernier, dès la fin ramadan, une polémique littéraire enflait doucement dans le plus beau pays du monde. Dans le box des accusés : Mohamed Zaf-Zaf, ou plutôt un de ses romans (Tentative de vie), jugé trop indécent pour être enseigné à des collégiens. Dans un premier temps, les procureurs ont monopolisé la parole, sûrs de leur fait. Ils tenaient le coupable idéal. Un romancier et nouvelliste mort, enterré depuis huit ans. En fait, l’archétype de l’homme de mauvaise vie. C’est bien connu, pense l’idiot du village, “il écrivait sur des bouts de table, entre les clients des bars et les prostituées”. C’est entendu, insiste le simple d'esprit, cette littérature est honteuse, elle ne sied pas à un programme scolaire. En note de bas de page du deuxième volet de son récit autobiographique, Le temps des erreurs, Mohamed Choukri donne une tout autre indication : “J’ai écrit certains chapitres de mes livres, y compris Le Pain nu et celui-ci, dans les cimetières juifs, chrétiens et musulmans du XIXème siècle. Je m’y sens plus inspiré qu’ailleurs. Et puis, j’aime la mort surannée”. Entre ces deux versions du mythe, il est permis d’hésiter.

Un goût de soufre
Si Choukri a longtemps été poursuivi par la malédiction du Pain nu c’est, expliquait-il, que “dans le Tiers-Monde, l’écriture protestataire et documentaire domine”. La société marocaine se cherchait, après l’indépendance, des jalons sur une route que les intellectuels pensaient pleine d’espoirs. Cette tâche, c’est celle de l’écrivain. Une génération l’a saisie, et Choukri fut l'un de ses porte-parole : “Nous étions à la recherche d’une identité qui n’a pas encore été écrite par l’histoire officielle : l’histoire des rois. L’histoire de la société et de ses changements, seuls les écrivains, les artistes et les penseurs peuvent l’écrire”. Pourtant, une écriture existait déjà, qui n’allait pas aussi loin que celle des Choukri, Zaf-Zaf, Khaïr-Eddine. D’après Saïd Afoulous, la génération des écrivains maudits “a réconcilié le roman avec la société, à l’heure où la scène était trustée par les récits d’enfances andalouses et les romans orientalistes”. Avant d’être admise, et même célébrée, la rupture fait toujours scandale.
Aujourd’hui encore - les détracteurs du livre de Zaf-Zaf se font fort de le rappeler - les collégiens ont la joie de lire, au programme, La Boîte à merveilles d’Ahmed Sefrioui, roman-phare de l’autobiographie fassie, quand ce n’est pas le classique Passé enterré du leader istiqlalien Abdelkrim Ghellab. Cette littérature a fait son temps. Elle aura servi à perpétuer les mythes de la lutte nationale, assurant la domination d’une certaine élite intellectuelle. Mais les exemples français et américain sont là. Le roman s’est libéré jusque dans l’Orient arabe, où il fait déjà scandale avec Naguib Mahfouz. La pression du lectorat finit par payer. Quand il publie, en 1985, Tentative de vie, Zaf-Zaf, le romancier du Maârif, est dans l’air du temps. Son récit du périple de Hamid, le jeune vendeur de journaux des bas-fonds de Kénitra, colle parfaitement à l’actualité sociale et politique du royaume. Décrire, témoigner, ces plumes cultivaient l’obsession du parler vrai.
 
De gauche, évidemment…
De la politique, ces auteurs en ont fait comme M. Jourdain, un peu sans le savoir. Le discours sur leurs écrits a été élaboré par d’autres qu’eux, qui cherchaient à se draper de la vertu de ces “belles âmes”. Arrivée au pouvoir, à la fin du règne de Hassan II, l’Union socialiste des forces populaires va tout faire pour récupérer “ses” auteurs. A la tête du ministère de la Culture, Mohamed Achâari décide de rassembler les œuvres complètes de Zaf-Zaf, Khoury, etc. “C’était un signal politique, mais ça laisse un goût de récupération”, explique un libraire casablancais. Généralement, nos auteurs rebelles ne se sont pas pliés à la discipline partisane. Faut-il penser que ces écrivains étaient tous, de par leur faconde contestataire, compagnons de route de l’opposition (nécessairement) de gauche ? “La plupart d’entre eux vomissaient les politiciens, et toute une classe de dirigeants soumise à Hassan II”, analyse ce critique littéraire. Albert Camus, à qui l’on demandait, un jour, s’il était encore de gauche, avait répondu : “Oui, malgré elle et malgré moi”.
Certains écrivains des “belles années” ont bien été proches de l’Union des écrivains du Maroc, antichambre de l’USFP, mais peu se sont engagés à la manière organique d’un Jean-Paul Sartre en France ou d’un Sonallah Ibrahim en Egypte. Ni même d’un Abdellatif Laâbi, poète et ancien militant d’Ilal Amam. Mohammed Khaïr-Eddine l’a croisé au milieu des années 1960 au sein de la revue Souffles. Le “grand Khaïr” se fait porte-parole d’une certaine conception de l’agitation : “Pas de démocratie dans un pays d’oliviers, d’amandiers et d’arganiers, dans un pays d’écriture primaire et de têtes qui ne sont là que pour nuire aux djellabas, aux chéchias, turbans et calumets, c’est tout un peuple qu’il faut kidnapper !” (Moi l’aigre, 1970). Il ne fut pas le seul empêcheur de dormir en paix, mais un visionnaire parmi une coterie d’écorchés vifs qui ont couché sur le papier la poussière des petites gens, la brutalité de la société, la violence et les espoirs d’un peuple en colère.

Attentat(s) littéraire(s)
Pour se faire entendre, ces auteurs ont trouvé la recette : parler cru et fort. Mais comme pour les manuels de cuisine, on a vite fait de comprendre que les ingrédients ne font pas toujours la réussite du plat. On retrouve chez Choukri, Khoury, Khaïr-Eddine et Zaf-Zaf un même acharnement contre les tabous (religion, pouvoir, sexe) qui est devenu leur marque de fabrique. Ces auteurs ont fait mieux que mimer la rébellion, ils ont choisi d’écrire la rupture. En 1960, Khaïr-Eddine est chargé par la Sécurité sociale marocaine d’enquêter auprès de la population d'Agadir, après le terrible tremblement de terre. Depuis, son œuvre est placée sous le signe du “séisme”. Ce sera Agadir, en 1967, un premier roman dans lequel Khaïr-Eddine a voulu tout remettre en question : “La politique, la famille, les ancêtres. Je crois qu'il faut faire tomber les vieilles statues”. Le “Chleuh errant”, comme l’appelle affectueusement le libraire Abdou Akdime, est, d’après Edmond Amran El Maleh, le premier Marocain “à élaborer un discours d’une violence radicale”.
Voici comment l’auteur se décrit pour le premier numéro de la revue Souffles : “Né voici 24 ans à Tafraout. Etudes secondaires. Fonction publique. (…) Ne désespère pas de la vie mais condamne violemment ses mastiqueurs qui abusent le plus souvent possible du frère pro-chain (pro-chien)”. Il salue la création de cet espace d’expression, lui qui est effaré, avant tout, par l’indigence intellectuelle, l’ignorance qu’il observe autour de lui, et qui sera la première des raisons de son long exil parisien : “Tu ne t'imagines pas à quel point je souffre de vivre dans ces bas-fonds avec une meute de chacals qui en sont encore à dévorer les vieilles brebis du Seigneur. (…) Nous devons nous imposer, il est temps. Nous dénoncerons les malfaiteurs qui strient les chairs de notre peuple, essayerons d'abolir les traditions les plus proches des ferrements. Proclamer la Liberté”.
Cette profession de foi a-t-elle inspiré ses pairs ? A la même époque, à Tanger, un jeune instituteur veut aussi prendre, par les mots, sa revanche sur la vie, après avoir été analphabète jusqu’à l’âge de 20 ans. Son nom : Mohamed Choukri.
 
Pour le pain seul
Choukri, parmi tous, est l’écrivain emblématique des déchirements et contradictions du royaume d’en bas. En 1966, l'écrivain et éditeur libanais Souheil Idriss publie, dans Al Adab, son premier récit : Violence sur la plage. Mais la reconnaissance attend encore le coup de pouce d'un homme, étranger : l'Américain Paul Bowles, qui s'était installé à Tanger dès 1947, avant le débarquement des auteurs de la beat generation. C'est lui qui ouvre les pages des magazines littéraires anglophones à Mohamed Choukri. En 1973, il traduit For bread alone, chronique d'une enfance dépossédée parmi la misère et la violence des rues. Le titre choisi par Bowles renvoie à Jésus : “Ce n'est pas de pain seul que vivra l’homme”. Et, de l’aveu de Choukri, le “grand défi de sa vie était de ne pas laisser son estomac vide”. Ce premier récit autobiographique connaît un succès immédiat, mais il sera aussi une malédiction pour l’écrivain.
Le Pain nu, donc, installe Choukri dans le paysage littéraire local, mais plus largement dans le monde de la littérature mondiale, dont il tutoie les plus grands : Genet, Williams, mais aussi Juan Goytisolo et surtout Bowles, son mentor et un temps chargé d’affaires. Après la mort de ce dernier, il écrira un livre plein de nostalgie, Le reclus de Tanger, même s’il estimait avoir été floué dans ses droits patrimoniaux sur la première traduction de son œuvre-phare. En 1983, il réédite Le Pain nu à la SMER (Société marocaine des éditeurs réunis). Un succès immédiat, puisque près de 10 000 exemplaires sont tirés en l’espace d’un mois... Avant la cabale, menée à l’époque par Abdallah Guennoun, de la Ligue des ouléma. “Un jour de ramadan, des gens à l’haleine de bouc improvisent une descente chez l’imprimeur”, rapporte Jawad Bounouar, un des éditeurs de Choukri. L’un des hommes déniche un gros mot sur l’ozalid du Pain nu. Scandale, arrêt des rotatives, avant l’interdiction administrative et la censure. Il circulera sous le manteau jusqu'à la levée définitive de la censure, en 2000.

La mauvaise réputation
De censures en exil, le quotidien des auteurs maudits s’inscrit souvent dans un univers underground, entre bars et bordels, où ils se sont réinventé des souterrains culturels comme autant de refuges. Ils y noyaient leurs espoirs dans le mauvais vin et la déception dans un whisky trop cher. Du retour de Khaïr-Eddine au Maroc dans les années 90, un ami dira : “Il n'est pas rentré au Maroc, mais dans les bars du Maroc”. Driss Khoury, qui l’a bien connu, se rappelle les virées parisiennes avec “Khaïr”, un “solitaire et vagabond dans l’âme qui ruminait son destin de poète incompris”. Les récits de beuveries restent un lieu commun des souvenirs entre auteurs, même si on sent poindre, comme avec tous les pochtrons poètes, une sorte de compétition entre prétendus goûteurs et ceux qu’on accuse de “trop boire”. Et puis, quel est l’étalon de l’excès pour ces hommes qui vécurent beaucoup la nuit, avec le lot de rencontres interlopes et de petites rixes ?
Cette vie de bohème ressemble parfois à une interminable tournée des grands-ducs, dont les stations se nomment la Presse à Casablanca, le Negresco à Tanger, le Jour et Nuit à Rabat et une foule de bars de Saint-Germain-des-Prés ou de la rue Mouffetard. Dans un pays où lire est classé activité dangereuse, une occurrence répétée chez Choukri (“Si tu continues à lire, me dit-elle, tu vas devenir fou”, Le Temps des erreurs, 1993) et Zaf-Zaf, l’écrivain doit assumer son statut de paria. La légende se nourrit de coups de gueule de Khaïr-Eddine vitupérant au Balima durant sa douloureuse agonie. Il faut bien donner du papier à gratter aux plumitifs en mal d’inspiration. Il y a des exceptions : Zaf-Zaf, qui était peu loquace, passait pour un doux ange parmi ces grandes gueules, mais il savait “attendre son tour pour lâcher la phrase qui faisait mouche”, rapporte un témoin de l’époque. Driss Karimi, comédien tangérois (Âmmi Driss, c’est lui), se souvient : “Choukri n’aimait pas le bruit. Il disait toujours : plus de trois à la même tablée, c’est le vacarme. Impossible !”. Entre les uns et les autres, les fâcheries et les petites jalousies sont légion. Un écrivain mondain reconnu, après l’avoir traduit, avait dit de Choukri : “Vous le trouverez dans n’importe quel bar de Tanger”. L’intéressé n’a pas goûté la boutade...
 
Humain, trop humain
Leurs admirateurs ont dressé à ces personnages de chair et de sang, un piédestal à la (dé)mesure de leur talent. Dans le civil, ils ont été brinquebalés dans l’aventure politique du Maroc de Hassan II. Khaïr-Eddine qui tire à boulets rouges sur “le roi”, en paie cher le prix par une censure qui lui survécut. Aujourd’hui, ses livres sont disponibles en librairie et, pour qui prend le temps d’y revenir, la fraîcheur de la satire politique est mordante. Si l’écrivain de Tafraout a rangé ses armes, à la fin de sa vie, c’est que la fatigue et la maladie l’avaient usé. “Il ne faut pas croire les biographes de la 25ème heure qui lisent ses dernières lettres comme une reddition”, s’emporte un ami de Khaïr. Hassan II n’était pas un Laurent de Médicis, sa munificence, glorifiée par l’hagiographie à courte vue, était un leurre. Il n’aimait que les artistes soumis, le fantôme de Balima était une proie facile. Pour le reste, l’héritage de Choukri est livré aux mites et Zaf-Zaf a été jusqu’à ses derniers jours un petit bibliothécaire. Comme Baudelaire, Hemingway ou Pessoa avant eux, nos auteurs ont préféré “le vin d’ici à l’au-delà”. Et à les relire, ils ont certainement eu raison. Bataillant pour que leur frêle bougie résiste aux vents, ils se sont engouffrés avec violence dans le long couloir de la vie. Et ils ont en croqué les fruits, de peur d'en manquer. Au soir de sa vie, Choukri, attablé au Negresco, confiait à Âmmi Driss qui s'inquiétait de sa frugalité : “Quand j'avais de l'appétit, je mangeais jusque dans les poubelles. Maintenant, je n'ai plus faim”.


Driss El Khoury. Bukowski à Derb Ghallef
Donner rendez-vous à Driss Khoury, c’est subir l’angoisse du lapin. Le nouvelliste est le survivant de cette bande d’écrivains mythiques, aussi doués qu’autodestructeurs. C’est ce qu’on dit. Aujourd’hui, il accueille à la brasserie de la Presse, à Casablanca, donc à domicile. Ba Driss arrive, appuyé sur sa béquille, saluant les serveurs, qui viennent, un par un, lui serrer la main : “Je suis un habitué du Maârif, depuis 60 ans”. Il a la nostalgie de l’époque des Espagnols, quand le quartier impressionnait l’autochtone qu’il était, fils de Derb Ghallef, quartier voisin, marocain. Il a d’ailleurs consacré la première nouvelle de son recueil La Chambre à coucher à son ami Arenas, vieux républicain refusant de rentrer au pays après le retour à la démocratie. Ici, il a connu son ami Zaf-Zaf qui enseignait à deux pas. Pas loin, c’est le Majestic, leur repère : une autre brasserie. “On mangeait bien à l’époque”. On buvait bien aussi. De là à dire que Zaf-Zaf écrivait sur le zinc, entre les clients et les prostituées, El Khoury n’est pas d’accord. La polémique sur le roman de Zaf-Zaf : “De la surenchère électorale. Il s’inspirait de la vie des bars, mais il gardait une retenue, du recul. Il ne touchait pas aux femmes”. Les bars et leurs ******* n'ont été et ne sont qu'une source d'inspiration, pour Zaf-Zaf comme pour lui. Oui, comme son copain, il est un peu misogyne, mais ce n’est pas méchant. D’ailleurs, au détour d'une phrase, Ba Driss parle de “l'madame” et de ses enfants. ça ne l’empêche pas de vous faire une cartographie des bars de Casablanca : la Cigale, la Renaissance, Ma Chaumière et le Sphinx. Un monde qu’il aime observer avec son air de ne pas y toucher. “Il a un sens de l’observation redoutable”, confie son ami Jawad Bounouar. Et une mémoire photographique, a-t-on envie d’ajouter. Sur sa méthode d’écriture, Ba Driss ne fait pas de mystère : “L'écriture a besoin d'une ambiance spéciale, secrète, mystique. Moi, je ne peux écrire que dans mon bureau”. Désolé pour ceux qui fantasmaient sur une écriture entre deux verres. Pas très rock’n’roll. Un peu quand même, puisque quelques verres plus tard, Ba Driss fait un peu de jeunisme. Avec ses 70 ans au compteur, El Khoury est peut–être le patriarche des fans marocains de metal. “C’est bien ce qu’ils font, ces jeunes aux cheveux longs. Dakshi zine. Ils me rappellent Led Zep”.
 
Les références datent un peu. Pas grave, le plus important, aux yeux de Ba Driss, c’est que “le succès récompense les plus méritants”. Oui, il y a eu de belles années, les fameuses Sanawat Al 3az qu’El Khoury a bien connues, une véritable effervescence culturelle : théâtre, musique (Nass El Ghiwane, et puis, la venue de Ray Charles, ce “jazzman 3ezzi”) et littérature, l’université aussi. Enfin, “un livre sortait de temps en temps, mais on en parlait”. Et puis il y avait la politique et ses stars : Abderrahim Bouabid, Omar Benjelloun. Non pas l’Istiqlal, qui a vite déçu les enfants de l’indépendance. “J’ai quitté Al Alam où j’ai commencé comme correcteur et rédacteur pour rejoindre Al Ittihad Al Ichtiraki”. C’était le parti de ces années-là. Il y avait aussi la douceur de vivre, qui lui rappelle Zaf-Zaf, son grand copain : “Il aimait aller danser à Aïn Diab, au Calypso, à Al Bahia. Il était fringant sur son cyclomoteur Solex avec son costume crème”. Des journées réglées comme du papier à musique pour Zaf-Zaf, le quart de vin au Terminus tous les midis, le boulot l’après-midi, quand on y arrivait. Oui, Driss El Khoury ne se prend pas au sérieux. “La société marocaine n'a pas encore compris ce qu'était un écrivain. On l'apparente à un fqih. Je ne suis pas un Oustad”. Le terme qu’utilise un acteur pour le saluer à la fin du repas. On s’en fiche. On a passé un bon moment.



Larbi Batma. Le poète disparu
Larbi Batma est le symbole même de la révolution artistique du Maroc des 70's. Le gourou, chanteur et parolier de Nass El Ghiwane existe aussi sans musique. Aux éditions Toubkal, Batma a signé deux livres autobiographiques : Arrahil est l'œuvre d'un homme qui se sait condamné à mourir, un cancer des poumons ayant été diagnostiqué en 1993. Un Batma qui évoque la première fille qu'il a aimée, de quelques années son aînée, qui assouvissait ses pulsions charnelles en se servant de lui, ôtant son pantalon pour qu'il lui “souffle” entre les jambes, sous le regard de “la chahba”, domestique hystérique chargée du petit Larbi, alors âgé de huit ans, et avec qui sa mère le surprendra plus tard. Les larmes retenues, le 31 décembre 1994, alors que le téléphone sonne et qu'amis et admirateurs lui souhaitent une bonne année. Lui qui se demande, tous les matins, s'il est réellement en vie. Le second volume, Al Alam, est publié en 1998, un an après sa mort. Outre ses frères de son, le poète hirsute a fréquenté Bziz, Choukri, Khaïr-Eddine. L'auteur et critique Salim Jay rapporte dans son dictionnaire des écrivains marocains, les traces d'amitié entre le grand Khaïr et Larbi, qui raconte : “Khaïr-Eddine quittait sa chambre d'hôtel avec le chauffeur que lui avait attribué le ministère de la Culture et entrait dans le premier bar pour revenir au matin. Chose que je fis moi-même, mais mon absence dura dix-huit mois”. Amoureux des mots, Batma a même aidé El Khoury à financer son premier ouvrage. Ba Driss s'en souvient, sourire en coin : “Je suis allé retirer à la poste de Hay Mohammadi les 500 dirhams qu'il m'avançait”. Larbi, assis à La Comédie aux côtés de Omar Sayed, buvait le monde autour de lui et s'en inspirait pour noircir des pages, vouées à être chantées ou tout simplement à être lues, sans lumières, hajhouj ni bendir. Des pages écrites en darija, où poésie et politique s'emmêlent, faisant et défaisant les souvenirs et les choix de vie du troubadour charismatique. Il y rêvait de liberté, et parfois, de sa carrière avortée de footballeur. Son dernier défi fut d'écrire le plus long poème de zajal, Al Houmam Houssam (Le Brave Houssam), dont la publication en quatre tomes a été menée à bien par le poète Mohamed Bennis. “Larbi, à travers Nass El Ghiwane, militait. Tout le monde sait de qui il parlait dans Gouloulou”, reprend Driss El Khoury. Et même si son public ne devinait pas, Larbi Batma pointait du doigt le portrait de Hassan II. L'homme au bendir absorbait les émotions autour de lui. Tellement qu'il ne savait plus, parfois, si ces vers étaient de lui ou s'il les avait rencontrés au gré d'une tournée, ou dans la complainte d'un mendiant.

Bibliographie idéale

Acerbe et morcelé
Moi l'aigre ressemble à son auteur, prend à la gorge, déstabilise son lecteur. Son écriture est un "crépitement de balles, et une montée de hurlements étouffés", saccadée et violente, passant du récit au théâtre, de la poésie à la prose. Dans Moi l'aigre, le marginal de Tafraout maltraite ses démons, parle pour un roi, un imam, un flic, des militaires et des *******. Il tisse ses propres drames, les noie dans l'animosité politique, coloniale et la brutalité policière. Dans un style convulsif, Khaïr-Eddine déconstruit sa propre narration, crache sa résistance sur le papier, mêle son histoire à celle d'un peuple buriné par la religion, la royauté et la peur.
Mohammed Khaïr-Eddine, Moi l'aigre, Tarik éditions
 
Histoires d'une solitude
Personne ne s'est encore attelé à traduire les œuvres intégrales de Driss El Khoury. Ses nouvelles valent pourtant le détour. Les dix-sept histoires rassemblées dans Tristesse dans la tête et dans le cœur racontent la solitude, la pauvreté souvent, les questions existentielles et les cœurs brisés. Driss El Khoury écrit l'amour par la description, dresse des fresques du quotidien sans morale ni enseignement, ouvre une fenêtre sur un personnage, narre à son lecteur ce qu'il voit, détaille jusqu'aux plus petits grains de sable, puis s'en va tisser d'autres vies, mâtinées de lieux cultes, d'histoire et de petits drames de la vie ordinaire.
Driss Khoury, Tristesse dans la tête et dans le cœur, Œuvres complètes T.1, Min. de la Culture

Cours, Hamid
Dans Tentative de vie, court roman paru en 1985, Zaf-Zaf narre les déboires de Hamid, gamin des quartiers pauvres de Kénitra qui, pour échapper à une mère défaite qui ne pense qu'à le marier à un père apathique et las, à la crasse et à la promiscuité, doit choisir la misère des rues. Pour vendre ses journaux, il arpente les bars emplis de soldats américains et de prostituées, apprivoise la nuit et apprend l'amour, dans les bras d'une ******. Zaf-Zaf, qui ne fait pas dans les contes de fée, achève son récit par Hamid qui fuit, encore et toujours, le tumulte d'une société avide de honte, de voyeurisme et de scandales.
Mohamed Zaf-Zaf, Tentative de vie, Centre culturel arabe

Education sentimentale
Le temps des erreurs, deuxième volet de l’autobiographie de Choukri, est celui des épreuves, de l'âge adulte, de l'initiation au savoir. Comme dans Le Pain nu, l'auteur parle furieusement, de lui surtout. L'enfant des bas-fonds s'élève, apprivoise les mots, l'écriture, pour mieux décrire la misère. Le gamin se transforme en homme, qui erre et se perd, déchiré et antisocial, basculant d'un monde à l'autre. Il force sa liberté, s'enfonce dans la débauche, se frotte à la société et la vomit, fait de sa marginalité une force. Entre Larache et Tanger, Mohamed passe du lit d'une prostituée aux bancs de l'école des instituteurs, cristallisant, tout au long de son récit, le malaise d'une société.
Mohamed Choukri, Le temps des erreurs, Points Seuil



Florilège. Des écrits et des hommes

Mohammed Khaïr-Eddine
Moi l'aigre (1970)
“Après chaque leçon, le maître dessinait sur le tableau la tête du souverain. Il nous instruisait toujours dans ce sens, mais il ne faisait qu'entretenir un mythe pitoyable dans nos sangs immémoriaux dont il savait secrètement qu'ils l'éjecteraient tôt ou tard”.
“Les chefs ne paieraient aucun impôt, n'engraisseraient plus les fakirs et autres tragédiens de l'Islam. Ils savaient que la religion qu'on leur avait servie sur des planches pourries venait d'une attente passive et qu'elle aboutirait à rien moins qu'un esclavage organisé ou tout bonnement arbitraire”.
“Je n'avais pas peur que les autres me voient forniquant. La fille était laide, mais ils se l'enverraient volontiers malgré cela. Quand on bande, on ne pense pas. On tire son coup et on se débine”.
“Les quelques ronces oppositionnelles avaient été fauchées et le terrain politique entièrement ratissé par les brigades spéciales. Ben Barka n'y avait pas encore laissé sa peau mais certains de ses compagnons de lutte ont été mutilés, flagellés ou tout bonnement supprimés dans une cave d'un quelconque pénitencier secret”.
“Le roi, c'est la peur de rester des siècles sans se connaître, de rejeter dans une nuée de poussière les noms d'enfances scalpées”.
“Les Berbères se sentent très proches des fous et des génies. Ils ont la vérité fixée sur le front et ils corrigent la vie selon leur goût, la remettent à l'imprimeur et attendent la publication”.

Mohamed Choukri
Le pain nu (1973)
“S'il y avait quelqu'un dont je souhaitais la mort c'était bien mon père. Je ne me souviens plus combien de fois je l'ai tué en rêve. Il ne restait qu'une chose : le tuer réellement”.
“Elle se déshabilla. Son truc n'était pas rasé. Des poils sur le pubis et jusqu'au nombril. Elle ne se lava pas. Surprenant ! Elle se coucha sur le dos, leva légèrement les jambes en serrant les cuisses. Son “truc” avait disparu”.
“Quand j'avais bu du vin la première fois, j'avais vomi. On m'avait dit : “C'est toujours comme ça la première fois.” Les drogués et les ivrognes avaient raison. Ils savent de quoi ils parlent”.
 
Le temps des erreurs (1992)
“Elle veut t'attirer dans l'écueil de son amour. Epargne-toi l'amour des *****. Elles ne cherchent qu'à se venger de tous les hommes, persuadées que nous sommes à l'origine de leur infortune. Elles sont toutes malheureuses en amour”.
“L'odeur de l'anéantissement humain est répugnante. Quand il n'est plus qu'un morceau de chair putride, ils le bardent de coups de couteau, le tailladent, le déchiquettent. Ils le dévorent. Une femme s'empare de l'os du tibia où reste de la chair, et y mord farouchement. Puis elle le roule dans un bout d'étoffe déchiré dans ses propres vêtements, le fourre sous son bras, et disparaît”.
“Mes soirées maudites commencent quand s'achèvent celles des nantis. Je passe mes nuits à errer dans les rues”.
“Une nuit, elle rentre ivre, un gros cigare entre les dents. Un chauffeur de taxi la soutient. C'est la première fois que je vois une femme fumer un cigare gros comme un zob en érection”.
“Le pauvre ! Les livres lui ont fait sauter la cervelle”.

Driss Khoury
La chambre à coucher (2009)
“Es-tu de cette ville ? Non, d'où es-tu ? Du ciel, Allah m'a envoyé pour débarrasser les hommes. De quoi ? De la pauvreté, mais tu n'es pas un prophète, tu radotes, tu as trop forcé sur la boisson et tu devrais te retirer, pour ton bien, Dieu est présent dans ce lieu bien avant la bière”.
“C'est elle, elle, elle qui m'a trompé, je l'ai trouvée dans mon lit avec son amant, les femmes, sont des ordures, pauvre Mohammed, lui là-bas et moi ici, donne-moi ta main, elle n'a pas voulu coucher avec moi avant que je mette la maison à son nom, j'ai mis la maison à son nom et elle n'a pas couché avec moi, fais confiance aux femmes, et vas-t-en espèce de mec, attends, tu me connais ?”
“Une belle dame décédée dans un accident de la circulation m'a dit : si je t'avais connu avant je t'aurais épousé, même si j'ai déjà trois enfants d'un homme lui-même mort d'un arrêt cardiaque, tu es aussi charmant malgré ta noirceur, veux-tu coucher avec moi dans le frigo ?”
“Je suis la mort, je me délecte de la vue des corps des femmes et des jeunes filles, leurs visages alors qu'elles sont allongées sur le dos affiche leur innocence, sans parler de leurs corps qui m'invitent à les posséder mortes”.
 
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