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INTERVIEW Depuis les années 2000, des associations communautaires rivalisent de chiffres pour relever actes antisémites et islamophobes. Au risque de paniquer tout le monde regrette la sénatrice.
Elles sont devenues un enjeu central du débat public mais restent un phénomène complexe à mesurer. Comment juger au plus près des violences antireligieuses ? Faut-il garder les yeux rivés sur le baromètre de l’intolérance, au risque de paniquer et de diviser ? Les jauges sont multiples, mais la vision toujours lacunaire. «Un chiffre noir», dit la Commission nationale des droits de l’homme. Le ministère de l’Intérieur compte le nombre de plaintes, oubliant toutes les violences que les victimes n’osent pas révéler. Le Défenseur des droits précise que seuls 3,4% des dossiers de discrimination sur lequel il est saisi sont liés à la religion, tout en notant la hausse des affaires touchant les femmes voilées. Les chercheurs de Sciences-Po travaillent, eux, sur les opinions racistes, qui remettent en perspective l’augmentation des actes, signes de la radicalisation d’une minorité. Les associations communautaires ont désormais, elles aussi, leur propre comptabilité. «Une guerre des chiffres» dangereuse selon la sénatrice Esther Benbassa. Le seul moyen de se faire entendre, rétorquent les associations.
A LIRE AUSSI notre enquête : Que mesure-t-on quand on mesure la haine ?
Esther Benbassa est sénatrice Europe Ecologie-les Verts du Val-de-Marne. Elle s’inquiète de la «guerre de chiffres» à laquelle se livrent les associations juives et musulmanes qui tiennent une comptabilité régulière des actes islamophobes et antisémites.
La diffusion de chiffres recensant les actes antisémites et islamophobes se multiplie, et cela vous alarme. Pourquoi ?
La semaine dernière encore, je lisais un entrefilet dans la presse : les actes antisémites auraient augmenté de 84% de janvier à mai, selon le service de protection de la communauté juive et le ministère de l’Intérieur. Un Français juif qui lit cela se dit «ce n’est pas possible, c’est les pogroms, il faut que je parte». Que veulent dire ces chiffres ? Comment ces actes sont-ils recensés ? Depuis quelques années, des organismes privés et communautaires - juifs comme musulmans - se sont eux aussi lancés dans une «guerre de chiffres». Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) publient régulièrement une comptabilité des actes islamophobes ou antisémites dont on ne sait pas vraiment d’où ils viennent. Mais ils risquent de paniquer les citoyens de chaque communauté.
Il ne faut pourtant pas être aveugle à la recrudescence des actes antireligieux ?
Nul ne peut dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme en France. Les juifs ont été ces dernières années les premières victimes du terrorisme en France. Les attentats ont aussi provoqué une multiplication des actes islamophobes. Les musulmans se sentent lésés parce qu’à leurs yeux, l’islamophobie n’est pas combattue comme ils le souhaiteraient : le mot lui-même est encore discuté. Mais il ne faut pas être alarmiste. Regardons plutôt ce que disent les études des chercheurs qui reposent sur d’autres méthodes que la seule déclaration d’actes ou de menaces. Selon l’Ifop, en 1946, seul un tiers des personnes sondées considéraient les juifs comme des Français comme les autres. Aujourd’hui, ils sont environ 85%. L’indice longitudinal de tolérance, mis au point par le chercheur Vincent Tiberj, montre que la France de 2014 est plus intolérante que celle de 2009, et même que celle de 2005, année des émeutes urbaines. Mais la situation s’est tout de même un peu améliorée entre 2013 et 2014. Mieux : la tolérance a grandi envers les juifs et les musulmans lors des deux mois qui ont suivi les attentats - alors que les actes antireligieux flambaient. Les intolérants restent confinés à certaines franges de la population : extrême droite, milieux radicaux musulmans, catholiques les plus pratiquants.
Ces chercheurs étudient les préjugés des Français. Pourquoi être gênée en revanche par le recensement des actes antireligieux par les associations ?
De quels actes parle-t-on ? Dans quels lieux ? Il est très utile que des associations comme le
BNVCA ou le CCIF existent, qu’elles fournissent une aide psychologique et juridique aux victimes, qu’elles portent plainte. Mais elles ne doivent pas se livrer à une concurrence de chiffres sans mettre des mots derrière, jouer à qui brandira le plus gros nombre d’agressions pour suggérer qu’on est la première victime du racisme. C’est parce qu’on manque bien souvent d’arguments politiques qu’on fait tout dire aux chiffres. Il y a là un risque de dérive communautariste.
C’est-à-dire ?
Lisez leur charte. Le BNVCA y explique sa volonté de recenser les incidents antisémites, puis à l’alinéa 4, elle se donne un autre rôle : «Communication et public relations tous azimuts auprès des élus et des médias pour défendre l’image d’Israël qui est la cible directe de nos adversaires.» On sort ici du domaine de l’entraide. On entre dans le lobbying communautariste et pro-Israël. Que cette association soit pro-israélienne, c’est son droit. Mais ce mélange des genres sème le doute : est-ce que les chiffres qu’elle relaie sur l’antisémitisme doivent faire peur aux juifs et les pousser à partir en Israël ? Le CCIF affirme qu’il a aidé 1 000 victimes de l’islamophobie. Très bien. Mais il se donne aussi pour mission de lutter contre les lois sur le voile. Sur son site, dans son «Cercle des élus déchus de la République», le CCIF range Manuel Valls dans le camp des islamophobes. Pourquoi ? Parce qu’il a dit : «Le voile, qui interdit aux femmes d’être ce qu’elles sont, doit rester pour la République un combat essentiel.» Alors que six mois auparavant, il déclarait : «Les juifs de France peuvent porter fièrement leur kippa.» Je suis moi-même très critique vis-à-vis des lois de 2004 sur les signes religieux à l’école et de 2010 contre la burqa, mais je suis désolée, cette phrase ne fait pas à elle seule de Valls un islamophobe ! La lutte contre l’islamophobie ne doit pas être transformée en ligne politique avec des chiffres pour seuls arguments.
La concurrence entre associations communautaires que vous dénoncez n’est-elle pas aussi le signe de l’échec des associations antiracistes classiques ?
Tout à fait. Elles n’ont pas fait leur travail. La marche des Beurs a été récupérée pour créer SOS Racisme, qui a fait de la politique politicienne et n’a pas révolutionné la situation des minorités, et les autres associations vieillissantes n’ont eu ni l’audace ni l’inventivité nécessaire pour changer la donne. C’est un immense échec dont nous sommes tous responsables. Cela signifie aussi que les valeurs de la République ne sont pas partagées équitablement entre tous les citoyens de ce pays. Je comprends bien que certains d’entre eux se sentent oubliés et se disent «prenons-nous en main pour aider les ressortissants de nos communautés». Mais s’ils jouent à leur tour à la politique politicienne, cherchant à pousser leur agenda en faisant peur grâce aux chiffres, ils perdront eux aussi toute crédibilité. http://www.liberation.fr/societe/20...ent-par-manque-d-arguments-politiques_1354228
Elles sont devenues un enjeu central du débat public mais restent un phénomène complexe à mesurer. Comment juger au plus près des violences antireligieuses ? Faut-il garder les yeux rivés sur le baromètre de l’intolérance, au risque de paniquer et de diviser ? Les jauges sont multiples, mais la vision toujours lacunaire. «Un chiffre noir», dit la Commission nationale des droits de l’homme. Le ministère de l’Intérieur compte le nombre de plaintes, oubliant toutes les violences que les victimes n’osent pas révéler. Le Défenseur des droits précise que seuls 3,4% des dossiers de discrimination sur lequel il est saisi sont liés à la religion, tout en notant la hausse des affaires touchant les femmes voilées. Les chercheurs de Sciences-Po travaillent, eux, sur les opinions racistes, qui remettent en perspective l’augmentation des actes, signes de la radicalisation d’une minorité. Les associations communautaires ont désormais, elles aussi, leur propre comptabilité. «Une guerre des chiffres» dangereuse selon la sénatrice Esther Benbassa. Le seul moyen de se faire entendre, rétorquent les associations.
A LIRE AUSSI notre enquête : Que mesure-t-on quand on mesure la haine ?
Esther Benbassa est sénatrice Europe Ecologie-les Verts du Val-de-Marne. Elle s’inquiète de la «guerre de chiffres» à laquelle se livrent les associations juives et musulmanes qui tiennent une comptabilité régulière des actes islamophobes et antisémites.
La diffusion de chiffres recensant les actes antisémites et islamophobes se multiplie, et cela vous alarme. Pourquoi ?
La semaine dernière encore, je lisais un entrefilet dans la presse : les actes antisémites auraient augmenté de 84% de janvier à mai, selon le service de protection de la communauté juive et le ministère de l’Intérieur. Un Français juif qui lit cela se dit «ce n’est pas possible, c’est les pogroms, il faut que je parte». Que veulent dire ces chiffres ? Comment ces actes sont-ils recensés ? Depuis quelques années, des organismes privés et communautaires - juifs comme musulmans - se sont eux aussi lancés dans une «guerre de chiffres». Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) publient régulièrement une comptabilité des actes islamophobes ou antisémites dont on ne sait pas vraiment d’où ils viennent. Mais ils risquent de paniquer les citoyens de chaque communauté.
Il ne faut pourtant pas être aveugle à la recrudescence des actes antireligieux ?
Nul ne peut dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme en France. Les juifs ont été ces dernières années les premières victimes du terrorisme en France. Les attentats ont aussi provoqué une multiplication des actes islamophobes. Les musulmans se sentent lésés parce qu’à leurs yeux, l’islamophobie n’est pas combattue comme ils le souhaiteraient : le mot lui-même est encore discuté. Mais il ne faut pas être alarmiste. Regardons plutôt ce que disent les études des chercheurs qui reposent sur d’autres méthodes que la seule déclaration d’actes ou de menaces. Selon l’Ifop, en 1946, seul un tiers des personnes sondées considéraient les juifs comme des Français comme les autres. Aujourd’hui, ils sont environ 85%. L’indice longitudinal de tolérance, mis au point par le chercheur Vincent Tiberj, montre que la France de 2014 est plus intolérante que celle de 2009, et même que celle de 2005, année des émeutes urbaines. Mais la situation s’est tout de même un peu améliorée entre 2013 et 2014. Mieux : la tolérance a grandi envers les juifs et les musulmans lors des deux mois qui ont suivi les attentats - alors que les actes antireligieux flambaient. Les intolérants restent confinés à certaines franges de la population : extrême droite, milieux radicaux musulmans, catholiques les plus pratiquants.
Ces chercheurs étudient les préjugés des Français. Pourquoi être gênée en revanche par le recensement des actes antireligieux par les associations ?
De quels actes parle-t-on ? Dans quels lieux ? Il est très utile que des associations comme le
BNVCA ou le CCIF existent, qu’elles fournissent une aide psychologique et juridique aux victimes, qu’elles portent plainte. Mais elles ne doivent pas se livrer à une concurrence de chiffres sans mettre des mots derrière, jouer à qui brandira le plus gros nombre d’agressions pour suggérer qu’on est la première victime du racisme. C’est parce qu’on manque bien souvent d’arguments politiques qu’on fait tout dire aux chiffres. Il y a là un risque de dérive communautariste.
C’est-à-dire ?
Lisez leur charte. Le BNVCA y explique sa volonté de recenser les incidents antisémites, puis à l’alinéa 4, elle se donne un autre rôle : «Communication et public relations tous azimuts auprès des élus et des médias pour défendre l’image d’Israël qui est la cible directe de nos adversaires.» On sort ici du domaine de l’entraide. On entre dans le lobbying communautariste et pro-Israël. Que cette association soit pro-israélienne, c’est son droit. Mais ce mélange des genres sème le doute : est-ce que les chiffres qu’elle relaie sur l’antisémitisme doivent faire peur aux juifs et les pousser à partir en Israël ? Le CCIF affirme qu’il a aidé 1 000 victimes de l’islamophobie. Très bien. Mais il se donne aussi pour mission de lutter contre les lois sur le voile. Sur son site, dans son «Cercle des élus déchus de la République», le CCIF range Manuel Valls dans le camp des islamophobes. Pourquoi ? Parce qu’il a dit : «Le voile, qui interdit aux femmes d’être ce qu’elles sont, doit rester pour la République un combat essentiel.» Alors que six mois auparavant, il déclarait : «Les juifs de France peuvent porter fièrement leur kippa.» Je suis moi-même très critique vis-à-vis des lois de 2004 sur les signes religieux à l’école et de 2010 contre la burqa, mais je suis désolée, cette phrase ne fait pas à elle seule de Valls un islamophobe ! La lutte contre l’islamophobie ne doit pas être transformée en ligne politique avec des chiffres pour seuls arguments.
La concurrence entre associations communautaires que vous dénoncez n’est-elle pas aussi le signe de l’échec des associations antiracistes classiques ?
Tout à fait. Elles n’ont pas fait leur travail. La marche des Beurs a été récupérée pour créer SOS Racisme, qui a fait de la politique politicienne et n’a pas révolutionné la situation des minorités, et les autres associations vieillissantes n’ont eu ni l’audace ni l’inventivité nécessaire pour changer la donne. C’est un immense échec dont nous sommes tous responsables. Cela signifie aussi que les valeurs de la République ne sont pas partagées équitablement entre tous les citoyens de ce pays. Je comprends bien que certains d’entre eux se sentent oubliés et se disent «prenons-nous en main pour aider les ressortissants de nos communautés». Mais s’ils jouent à leur tour à la politique politicienne, cherchant à pousser leur agenda en faisant peur grâce aux chiffres, ils perdront eux aussi toute crédibilité. http://www.liberation.fr/societe/20...ent-par-manque-d-arguments-politiques_1354228