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Les quartiers populaires vont-ils perdre la mémoire ?
Un projet de loi adopté le mois dernier prétend promouvoir depuis un ministère l’histoire, le patrimoine et la mémoire des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Le rapport sur lequel celui-ci s’appuie laisse dubitatif et inquiète historiens et archivistes. S’agit-il d’un nouvel épisode de la longue histoire d’un État soucieux de construire un récit national officiel ?
Le projet de loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine a été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 27 novembre dernier. Son article premier a ajouté plusieurs objectifs à la politique de la ville, notamment le neuvième : « reconnaître et (...) valoriser l’histoire, le patrimoine et la mémoire des quartiers ». Le ministre délégué chargé de la Ville, François Lamy, a en effet montré un intérêt particulier pour l’histoire et la mémoire des quartiers prioritaires [1] (QP), manifesté par la commande d’un rapport sur le sujet à Pascal Blanchard. Ce rapport est issu des travaux d’une commission qui ne comprenait aucun historien (à part le maître d’œuvre) et aucun archiviste ; elle n’en a auditionné aucun. Confié à un spécialiste du fait colonial, il offre un diagnostic et des préconisations contestables sur les « Histoires, patrimoines et mémoires dans les territoires de la politique de la ville » (Blanchard 2013). Ces préconisations inquiètent les historiens que nous sommes car leur éventuelle adoption conduirait à d’irrémédiables dégâts méthodologiques et historiographiques.
L’histoire des quartiers prioritaires, une découverte du rapport Blanchard ?
Le rapport préconise d’abord de construire une sorte d’architecture politico-administrative spécifique à l’histoire des QP, conçue autour d’un département du futur Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET). Cette instance aura en charge la mise en œuvre au plan local et, dans un cadre interministériel, des opérations de recueil de la mémoire avec la création de comités, d’une commission, etc. Un label national devra être également défini. Alors que le rapport veut réintégrer l’histoire des QP dans l’histoire nationale (dont ils auraient été exclus ?), est-il opportun de prévoir une administration spécifique à la production de ce récit, une sorte d’administration officielle de la production historique et mémorielle ? Les initiatives locales, associatives, municipales et les travaux universitaires inédits ou publiés autour de ces thématiques, également traitées par des professionnels territoriaux du développement social urbain, sont légion. Ils constituent déjà une très riche constellation qu’il serait utile de rendre plus lisible plutôt que d’ajouter des échelons bureaucratiques.
Enfin, les quartiers prioritaires sont une catégorie de l’action publique en voie de redéfinition dans le cadre de la réforme en cours de la géographie prioritaire de la politique de la ville. Rien ne permet aujourd’hui de supposer que ce découpage administratif soit pertinent pour penser l’histoire des quartiers populaires.
Recenser et mettre en réseau les résultats des multiples initiatives historiques et mémorielles entreprises depuis trente ans montrerait la vitalité durable du champ de la recherche sur l’histoire des quartiers populaires. Contrairement à ce que sous-entend le rapport Blanchard, ces territoires ne sont pas en marge de l’univers de la recherche. L’histoire de la formation originale de la classe ouvrière française, du mouvement social, de la sociabilité et de l’implantation des partis, des syndicats et des associations dans les communes populaires constitue un des points forts de l’historiographie. Les vagues successives d’immigration, provinciales puis étrangères, qui contribuent au peuplement de ces quartiers sont bien connues, ainsi que les formes d’insertion ou d’exclusion des populations dans la ville. Aussi, écrire qu’un « travail de titan » (sic) attend ceux qui vont s’attaquer au chantier de l’histoire des QP démontre surtout une totale ignorance de l’historiographie. De nombreuses études récentes éclairent, en effet, l’histoire des communes périphériques et de leurs quartiers populaires. Les épisodes de cette histoire sont fréquemment réinterprétés grâce aux travaux en sciences humaines et sociales menés lors des opérations de démolition de l’ANRU. La rénovation de l’ensemble du parc de logement social de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), par exemple, a donné lieu à ce type de recherches collectives qui associent habitants, élus et chercheurs autour de l’histoire urbaine et sociale de la ville.
Histoire, mémoire, archives
Par ailleurs, la confusion systématique entre histoire et mémoire (voire patrimoine) – ces termes étant interchangeables dans le rapport – n’aide pas à saisir les enjeux de la connaissance historique et de sa transmission. Écrire l’histoire des QP et recueillir la ou les mémoires des habitants sont deux démarches complémentaires mais fondamentalement différentes, qui ne relèvent pas du même registre et ne produisent pas les mêmes effets. Le récit historique tend à replacer les QP dans plusieurs temporalités croisées : celle de l’industrialisation/désindustrialisation, celle des migrations, celle des formes publiques et privées de la construction des territoires urbains, celle de l’intervention des politiques publiques, dont la politique de la ville. L’écriture d’un récit historique, enfin, demande du temps. La perspective de valider et de financer 15 projets-tests début 2014 laisse dubitatif sur les étapes et la rigueur du processus de sélection et de critique scientifiques.
Le recueil des mémoires dans les quartiers populaires rend, quant à lui, perceptible un ensemble d’affects individuels et collectifs et de représentations qui enrichit la connaissance historique, la nuance et la complète, mais ne la remplace pas. L’expérience « Douce Banlieue », collecte de témoignages des habitants de la banlieue rouge placée sous l’égide des archives municipales de Saint-Denis, reste un modèle du genre. Enfin, le récit historique ne peut se construire sans un recours aux archives, dont le traitement dans ce rapport étonne. L’ignorance de l’existence des archives municipales, régionales et nationales, la mention récurrente mais insuffisante des archives départementales, témoignent en effet de la méconnaissance du fonctionnement des dépôts d’archives publics et des procédures de collecte des fonds privés. Elle aboutit à des préconisations étranges comme celle de la « conservation des archives des territoires urbains en concertation avec l’INA et la BnF » et conduit à privilégier, sans aucune explication, l’échelle de l’agglomération, inapte à restituer une histoire fine des quartiers.
Enfin, à en croire le rapport, l’histoire des QP serait synonyme de celle de l’immigration. Cette vision ethnicisante va curieusement à l’encontre de la volonté proclamée de réintégrer les quartiers populaires dans l’histoire nationale et réduit considérablement leur diversité sociale. La richesse de l’histoire des quartiers populaires provient précisément du fait qu’ils s’inscrivent dans une histoire séculaire qui renvoie autant à l’histoire industrielle de la France qu’à celle des mobilisations et des luttes sociales. Ne traiter l’histoire des quartiers populaires que sous l’angle migratoire revient à nier en partie la place des populations immigrées dans notre histoire nationale. Étrange positionnement à l’heure de l’anniversaire de la Marche pour l’égalité de 1983, dont le principe était justement de vouloir faire entrer pleinement les immigrés et leurs descendants dans la communauté nationale, sans distinction ethnique.
Alors qu’est débattue une très importante réforme en faveur de l’égalité territoriale qui sort les QP de leur ghettoïsation en simplifiant la géographie prioritaire, il serait contradictoire de les enfermer dans une construction historique et mémorielle produite par un appareil bureaucratique en dehors de toute validation scientifique et de tout ancrage archivistique solide.
http://www.metropolitiques.eu/Les-quartiers-populaires-vont-ils.html