Foi et Raison : la recherche de la Connaissance

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On n’a peut-être jamais autant débattu autour de la foi et de la raison qu’aujourd’hui. Cependant, pour saisir les relations réelles qui existent entre elles, il est avant tout nécessaire de préciser les significations et les réalités que peuvent exprimer ces termes. Dans ce débat, les confusions et les glissements de sens alimentent souvent des incompréhensions et des non-sens, empêchant de résoudre des oppositions ou des contradictions qui ne sont, le plus souvent, qu’apparentes.
A cet égard, les écrits doctrinaux des grands savants de l’Islam, et en particulier l’œuvre de l’imam Abu Hamid al-Ghazali (1058-1111) sont tout à fait significatifs. Ce qui est remarquable dans les écrits de l’imam, chaque fois qu’il aborde, étudie, et approfondit un sujet ou une notion particulière, c’est qu’il s’attache toujours préalablement à définir ses réalités multiples en en montrant les différents aspects, sans jamais tomber dans le schématisme ou la simplification.
Ainsi procède Ghazali avec des notions aussi fondamentales que la connaissance, l’intellect, la raison, et la foi chez l’homme. Fidèle aux données du Coran et de la Tradition prophétique, l’imam Ghazali rappelle d’abord la nature et les composantes de l’être humain avec ses différentes facultés de connaissance. Dans son célèbre Al-munqidh min ad-dalâl, il explique les phases successives de formation des facultés en l’homme, grâce auxquelles celui-ci accède à des niveaux de compréhension de la réalité de plus en plus profonds, depuis l’appréhension sensible au discernement, puis à la raison ; et « au-dessus de ce dernier stade, il y en a un autre où s’ouvre un autre œil ; c’est par cet œil que l’homme découvre ce qui est caché, comme l’avenir et d’autres choses d’où la raison est exclue, tout comme la faculté de discernement est exclue de la compréhension des choses rationnelles, et les facultés sensorielles sont exclues des choses dont la compréhension relève du discernement. »[2]
Ailleurs, dans son traité intitulé Mishkât al-anwâr, l’imam Ghazali expose ce qu’il nomme « les facultés humaines de nature lumineuse », suivant leurs différents degrés : la faculté sensible, la faculté imaginative, la faculté rationnelle, la faculté cogitative, et la faculté sainte prophétique. A chacune de ces facultés correspondent des propriétés, des limites ainsi qu’un domaine de connaissances et de compétences.
Nous ajouterons, à titre de comparaison, que ce que l’on nomme « raison » de nos jours, surtout depuis Descartes, ne se rapporte qu’aux facultés imaginative, rationnelle et cogitative, ou du moins à des usages spécifiques de ces facultés mentales. Contrairement à la pensée moderne qui réduit l’intelligence humaine et les moyens de la connaissance aux quatre premières facultés, et qui nie la possibilité d’une connaissance supérieure, « supra-rationnelle » ou « métaphysique » – pour reprendre l’expression du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ Guénon[3] –, l’imam Ghazali reconnaît pleinement l’existence et la supériorité de la « faculté sainte prophétique » par laquelle l’être humain dépasse le niveau purement rationnel pour pénétrer la réalité intime et cachée des choses divines : « C’est dans la connaissance intuitive prophétique que se dévoilent les dispositions de l’Invisible, les lois de l’Autre monde, tout un ensemble de connaissances issues du Royaume des Cieux et de la Terre, et même des connaissances “seigneuriales” qui dépassent les capacités des facultés rationnelles et cogitatives. C’est à cette faculté sainte que Dieu fait allusion en disant : Et c’est ainsi que Nous t’avons révélé un Esprit issu de Notre ordre, alors qu’auparavant tu ne connaissais ni l’Ecriture ni la foi. Nous en avons fait une lumière par laquelle Nous guidons qui Nous voulons parmi Nos serviteurs[4]. »[5]
Il y a donc un niveau situé au-delà de la raison, où se dévoile ce qui ne se manifeste pas à elle. Selon Ghazali, ce n’est pas plus difficile à admettre que le fait que la raison correspond elle-même à un niveau qui se situe au-delà du discernement et de la sensation. L’homme possède un « œil » interne qui lui permet de voir les réalités supra-sensibles, et d’être éclairé par les lumières célestes d’abord, puis par la Lumière divine. Cet « œil » intérieur, c’est l’intellect (‘aql), appelé aussi « esprit » (rûh), par lequel s’opère la « vision spirituelle » (basîra) : « Il n’est donc pas impossible qu’existe une personne à qui les vérités spirituelles sont dévoilées, sans pour autant être chargée de réformer les créatures.
 
Ce dernier type de personne n’est pas qualifié de “prophète” mais de “saint” (walî). Quiconque croit aux prophètes et à la vision véridique (ru’yâ) doit nécessairement attester la réalité de l’intuition spirituelle, c’est-à-dire croire qu’il existe une porte du cœur ouvrant sur le monde du Royaume céleste, la porte de l’inspiration et de la révélation. »[6] Suivant l’analogie entre le monde visible (‘âlam al-mulk) et le monde céleste (‘âlam al-malakût), l’imam Ghazali compare la vision intérieure (basîra) à la vision extérieure (basar), en expliquant qu’il existe donc deux sortes d’yeux : un œil externe, qui appartient au monde sensible et visible, et un œil interne qui appartient à un autre monde, le Royaume céleste.
Et l’imam d’ajouter : « Les versets du Coran sont pour l’œil de l’intellect ce qu’est la lumière du soleil pour l’œil externe. […] A chaque œil correspondent respectivement un soleil et une lumière par lesquels sa vision s’accomplit. Il y a un soleil extérieur et un soleil intérieur. Le soleil extérieur appartient au monde visible et c’est le soleil sensible ; le soleil intérieur appartient au monde du Royaume céleste, il s’identifie au Coran et aux autres Livres divins révélés. »[7]
C’est en fait la perte du sens profond et spirituel de l’intelligence qui est à l’origine de l’oubli, voire de la négation de cette Connaissance surnaturelle. En maître attentionné et patient à l’égard de ses étudiants, l’imam Ghazali s’attache ainsi, dans le premier chapitre de son œuvre majeure Revivification des sciences de la religion, consacré à la Science[8], à expliquer ce qu’il faut entendre par « science » (‘ilm), et ce qu’est la connaissance véritable, en exposant la « réalité de l’intellect et sa noblesse » : « Les sciences religieuses constituent la doctrine qui traite de la voie menant à l’Au-delà. Elle ne s’atteint que grâce à la perfection et à la pureté de l’intelligence qui est la plus noble des qualités de l’homme. Par l’intellect, nous recevons le don de Dieu, et par l’intellect nous nous rapprochons de Lui.
Son utilité ne fait aucun doute : l’utilité et le fruit en sont le Bonheur dans l’Au-delà. »[9] Ailleurs, Ghazali précise : « On désigne par le mot ‘aql la connaissance des choses dans leur réalité véritable ; en d’autres termes c’est une catégorie de la connaissance dont le siège est dans le cœur, ce par quoi s’effectue la compréhension en matière de sciences de la religion. »[10] Puisque « la lumière de la vision intérieure » permet de connaître Dieu et l’authenticité de Ses envoyés, la Révélation ne peut être comprise réellement que par « l’œil de la certitude et la lumière de la foi », que l’imam identifiera finalement avec la réalité profonde de l’intellect : « C’est une qualité cachée par laquelle l’être humain se distingue des animaux, lui permettant de saisir intuitivement la réalité profonde des choses. »[11]
Ghazali identifie le ‘aql au qalb, le cœur, dont la faculté de connaissance est justement appelée « vision » par le Coran : Le cœur n’a pas démenti ce qu’il a vu[12], à propos de l’Ascension céleste du prophète Muhammad – que la grâce et la paix de Dieu soient sur lui – auprès de Dieu. C’est au cœur que le Coran s’adresse en particulier, en tant qu’il constitue le réceptacle des lumières divines et l’organe de compréhension du message divin : Ce ne sont pas leurs yeux mais leurs cœurs qui sont aveugles[13] ; il y a dans tout cela un rappel pour celui qui possède un cœur [capable de saisir]…[14]
L’imam dira ainsi naturellement, dans la définition principale qu’il donne du cœur : « Le cœur est un élément subtil, à la fois divin et spirituel (latîfa rabbâniyya rûhiyya), qui est analogue au cœur physique. Cet élément subtil représente la réalité de l’homme ; c’est en lui que l’homme comprend, sait, connaît… »[15] Au-delà de la raison, le cœur réalise la certitude intérieure dans la contemplation de Dieu par la lumière de l’œil interne, lorsque l’intellect est libéré des voiles de la conjecture et de l’imagination : Nous t’avons ôté ton voile, et, aujourd’hui, ta vue est perçante ![16]
A suivre….
par Jean Abd-al-Wadoud Gouraud
 
[1] Coran 58 : 11.
[2] Trad. française par Hassan Boutaleb sous le titre La délivrance de l’erreur, Albouraq, Paris, 2002.
[3] Sur la figure du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et son œuvre, nous renvoyons à notre introduction et traduction de l’ouvrage du Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, Un soufi d’Occident, René Guénon, Albouraq, 2007.
[4] Coran 42 : 52.
[5] Trad. française par Roger Deladrière sous le titre Le tabernacle des lumières, Le Seuil, Paris, 1981.
[6] Al-munqidh min ad-dalâl.
[7] Cf. Le tabernacle des lumières, pp. 45-46.
[8] Al-Ghazali, Le livre de la Science, présenté, traduit et annoté par A. Gouraud, Albouraq, 2010.
[9] Ihy⒠‘ulûm ad-dîn, I, kitâb al-‘ilm, p. 22 de l’édition libanaise de Dâr al-Jayl en 6 volumes. Toutes nos citations tirées de l’Ihy⒠se basent sur cette édition.
[10] Ibid.
[11] Ihyâ’, I, kitâb al-‘ilm, p. 116. Dans son Munqidh, l’imam Ghazali écrit : « Or, sache-le ! Il y a effectivement dans le cœur de l’homme un œil (‘ayn) qui possède la perfection de la vision intérieure. On l’appelle tantôt intellect (‘aql), tantôt esprit (rûh), tantôt âme humaine (nafs insânî). Laisse de côté la question de ces différentes dénominations, qui font croire aux gens peu clairvoyants qu’elles s’appliquent à des réalités multiples ! »
[12] Coran 53 : 11.
[13] Coran 22 : 46.
[14] Coran 50 : 37.
[15] Ihyâ’, III, kitâb sharh ‘ajâ’ib al-qalb, p. 113.
[16] Coran 50 : 22.
 
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