Révélations. Le choc hassan ii-Kadhafi
(AFP)
Ennemis jurés, fascinés lun par lautre, les deux stars du monde arabe ont tout tenté : les complots, les intrigues, les rapprochements. TelQuel vous dévoile les secrets dune rivalité historique.
Quand Mohammed VI a décidé, en janvier 2001, de se rendre en Libye, il venait de briser un tabou vieux de douze ans. Depuis 1989, jamais le roi du Maroc ne sest rendu au pays de Kadhafi. Pourquoi ? Parce que lhistoire des deux pays a été marquée par la longue, longue, et si
particulière amitié qui a lié le père de Mohammed VI et le frère colonel, guide suprême de la Jamahiriya libyenne.
69, année fatidique
La première rencontre entre Hassan II et Kadhafi a lieu en décembre 1969. Nous sommes à Rabat, qui abrite alors le sommet arabe. Une réunion de crise, le monde arabe étant en émoi après lincendie de la mosquée Al Aqsa, à Al Qods. Hassan II, 40 ans, est un roi sûr de lui. Kadhafi, 27 ans à peine, est encore auréolé du coup dEtat qui lui a permis de renverser la monarchie libyenne en septembre 1969. Le roi et le colonel, qui sévitent soigneusement, jouent au chat et à la souris. Dans un contexte de guerre froide divisant le monde en deux blocs (lest, voué à lURSS, louest tourné vers lAmérique), Hassan II incarne une monarchie à la solde de lOncle Sam, alors que Kadhafi et sa Jamahiriya arborent fièrement le label révolutionnaire. Un véritable choc des cultures. Nous nous sommes juste serré la main, mais dès le premier jour les choses ont grincé et jai pu observer à quel point Kadhafi était incontrôlable et inexpérimenté. Lors de la lecture des résolutions par exemple, il suffisait que je propose de remplacer un mot par un autre, qui me paraissait plus approprié pour quimmédiatement il sy oppose. Ce fut une véritable guerre ouverte pendant les trois jours de la conférence, raconte Hassan II dans le livre dentretiens réalisé avec Eric Laurent (Mémoire dun Roi, édition Plon, 1993). Le sommet arabe de ce décembre 1969, qui a pour théâtre lhôtel Hilton de Rabat, se déroule dans une atmosphère irréelle, proche du western, avec menaces, injures et usage de pistolets.
Talha Jibril, qui a édité récemment un livre dédié aux rapports Hassan II Kadhafi (Al Malik Wal Akid, littéralement le roi et le colonel), raconte : Le Raïss dEgypte, Jamal Abdennasser, a demandé aux pétromonarchies du Golfe de soutenir son pays dans son effort de guerre contre Israël. Kadhafi a défendu la proposition avec beaucoup de zèle, épinglant au passage ce quil a appelé les Etats rétrogrades (ndlr : Kadhafi vise les monarchies arabes). Emporté par son élan, il est allé jusquà dégainer larme à feu quil portait à la ceinture. Le roi Fayçal dArabie Saoudite sest alors retiré de la séance, protestant contre ce quil a appelé le langage des pistolets !. Il a fallu que Hassan II et Nasser usent de toute leur diplomatie pour ramener le calme à une séance qui aurait pu se terminer par un règlement de comptes, colts à portée de la main, entre chefs dEtat. Mais il était écrit quon nen resterait pas là Deux faits allaient façonner à jamais la relation Hassan II Kadhafi. Nous sommes toujours au sommet arabe de Rabat, Talha Jibril raconte : Kadhafi, en croisant le général Mohamed Oufkir, a refusé de le saluer, demandant à ce que ce dernier quitte immédiatement la salle de conférence. Il lui a crié : Je refuse de saluer lassassin de Mehdi Ben Barka !. Cétait le premier accrochage, certes par ricochet, avec Hassan II. Le deuxième, dordre plus général, chronique : le colonel sadresse au roi en lappelant simplement Hassan II. Comme si le titre de roi était un vocable banni chez le guide de la révolution. Pour Kadhafi, toute personne installée sur un trône était obligatoirement un traître, résume Hassan II au journaliste Eric Laurent.
Je taime, moi non plus
Longtemps chef du bureau dAcharq Al Awsat à Rabat, Talha Jibril sest plusieurs fois entretenu, en tête-à-tête, avec Hassan II et Kadhafi. Joint à Washington, où il dirige le bureau américain du grand quotidien arabophone, il nous explique par lanecdote la nature des rapports entre deux chefs dEtat passés maîtres dans lart de décontenancer leur auditoire : Quand il évoquait Kadhafi, Hassan II se plaisait à employer la formule : Fakhamat Al Akid Allah Yahdih (littéralement Son Excellence le colonel, Dieu le remette sur le droit chemin). Pour sa part, Kadhafi disait toujours, à propos de Hassan II : Al Hassan. Parfois il employait le vocable Malik Al Maghrib (le roi du Maroc), sans plus.
Les deux chefs dEtat, qui représentent deux produits différents au possible, aiment à se titiller, à se faire mal. Quand, bien avant la création du Polisario, Hassan II refuse de recevoir une délégation de jeunes Sahraouis emmenés par le Che Guevara du désert, un certain El Ouali Mustapha Sayed, les hommes bleus se retournent vers Kadhafi qui les accueille à bras ouverts. Le roi renverra la politesse à son ami le colonel en attisant, à sa manière, lardeur des opposants libyens, terrés au Tchad, ensuite rapatriés et entraînés, dans le secret, à lintérieur du territoire marocain. Kadhafi a soutenu le coup dEtat de Skhirat en 1971, Hassan II a soutenu en retour lopposition libyenne, résume le journaliste dorigine soudanaise. Du coup pour coup. En 1972, par exemple, et alors que Hassan II vient, par miracle, de réchapper à un nouveau coup dEtat, Kadhafi oublie quil avait refusé de saluer Oufkir et laisse la radio libyenne diffuser la nouvelle de lattentat manqué contre le Boeing royal en insistant sur la bravoure et lhéroïsme du général Oufkir.
En 1975 pourtant, et au plus fort de la tension au Sahara, des tractions souterraines amènent, ô surprise, le roi et le colonel à (re)prendre langue. Le Maroc et la Libye rétablissent leurs relations diplomatiques. Finies la méfiance, la menace, et la complotite aiguë que nourrissaient Hassan II et Kadhafi lun envers lautre ? Pas vraiment. Dans Mémoire dun roi, Hassan II qualifie Kadhafi de tout à fait imprévisible et incontestablement incontrôlable, jusquau début des années 1980 il sest montré assez inquiétant. Le roi met clairement la création du front Polisario sur le compte du colonel. A la question de savoir combien de fois Kadhafi a tenté de le renverser, Hassan II répond, avec une bonne note de cynisme et dautodérision : Directement ou indirectement, je nen sais rien. Assez souvent, quand même. Cela dit, de mon côté les tentatives (de renverser Kadhafi) nont peut-être pas été aussi fréquentes, mais enfin
La Marche Verte, mon frère
A cynique, cynique et demi. Quand Hassan II proclame la Marche Verte, pour récupérer le Sahara et tenter den finir avec le tout jeune Polisario, Kadhafi riposte par une boutade : un télégramme pour sauto-inviter à ladite Marche, programmée pour le 6 novembre 1975. Alors que je mettais la dernière main aux préparatifs de la Marche, Kadhafi ma envoyé un télégramme officiel où il me déclarait : en tant que révolutionnaire, je suis à mille pour cent avec vous, je veux venir à la tête dune délégation libyenne et affronter nos ennemis communs, les colonisateurs, nous raconte Hassan II dans Mémoire dun roi. Il va de soi que le roi na jamais répondu à létonnant télégramme du colonel. Ce nest que neuf ans plus tard que Hassan II a cru bon dexpliquer le refus à son ami libyen, avec son cynisme habituel : Ecoutez, mon cher ami, je vais vous poser une question et je vous demande de me répondre très franchement : quand jai donné lordre aux 350 000 marcheurs de faire demi-tour, auriez-vous obéi ? Kadhafi ma tout de suite répliqué : non, je ne serais pas rentré. Je lui ai alors dit : il valait mieux que vous ne participiez pas à la Marche Verte, vous me voyez vous mettant entre deux gendarmes pour vous ramener à la frontière ?.
(AFP)
Ennemis jurés, fascinés lun par lautre, les deux stars du monde arabe ont tout tenté : les complots, les intrigues, les rapprochements. TelQuel vous dévoile les secrets dune rivalité historique.
Quand Mohammed VI a décidé, en janvier 2001, de se rendre en Libye, il venait de briser un tabou vieux de douze ans. Depuis 1989, jamais le roi du Maroc ne sest rendu au pays de Kadhafi. Pourquoi ? Parce que lhistoire des deux pays a été marquée par la longue, longue, et si
particulière amitié qui a lié le père de Mohammed VI et le frère colonel, guide suprême de la Jamahiriya libyenne.
69, année fatidique
La première rencontre entre Hassan II et Kadhafi a lieu en décembre 1969. Nous sommes à Rabat, qui abrite alors le sommet arabe. Une réunion de crise, le monde arabe étant en émoi après lincendie de la mosquée Al Aqsa, à Al Qods. Hassan II, 40 ans, est un roi sûr de lui. Kadhafi, 27 ans à peine, est encore auréolé du coup dEtat qui lui a permis de renverser la monarchie libyenne en septembre 1969. Le roi et le colonel, qui sévitent soigneusement, jouent au chat et à la souris. Dans un contexte de guerre froide divisant le monde en deux blocs (lest, voué à lURSS, louest tourné vers lAmérique), Hassan II incarne une monarchie à la solde de lOncle Sam, alors que Kadhafi et sa Jamahiriya arborent fièrement le label révolutionnaire. Un véritable choc des cultures. Nous nous sommes juste serré la main, mais dès le premier jour les choses ont grincé et jai pu observer à quel point Kadhafi était incontrôlable et inexpérimenté. Lors de la lecture des résolutions par exemple, il suffisait que je propose de remplacer un mot par un autre, qui me paraissait plus approprié pour quimmédiatement il sy oppose. Ce fut une véritable guerre ouverte pendant les trois jours de la conférence, raconte Hassan II dans le livre dentretiens réalisé avec Eric Laurent (Mémoire dun Roi, édition Plon, 1993). Le sommet arabe de ce décembre 1969, qui a pour théâtre lhôtel Hilton de Rabat, se déroule dans une atmosphère irréelle, proche du western, avec menaces, injures et usage de pistolets.
Talha Jibril, qui a édité récemment un livre dédié aux rapports Hassan II Kadhafi (Al Malik Wal Akid, littéralement le roi et le colonel), raconte : Le Raïss dEgypte, Jamal Abdennasser, a demandé aux pétromonarchies du Golfe de soutenir son pays dans son effort de guerre contre Israël. Kadhafi a défendu la proposition avec beaucoup de zèle, épinglant au passage ce quil a appelé les Etats rétrogrades (ndlr : Kadhafi vise les monarchies arabes). Emporté par son élan, il est allé jusquà dégainer larme à feu quil portait à la ceinture. Le roi Fayçal dArabie Saoudite sest alors retiré de la séance, protestant contre ce quil a appelé le langage des pistolets !. Il a fallu que Hassan II et Nasser usent de toute leur diplomatie pour ramener le calme à une séance qui aurait pu se terminer par un règlement de comptes, colts à portée de la main, entre chefs dEtat. Mais il était écrit quon nen resterait pas là Deux faits allaient façonner à jamais la relation Hassan II Kadhafi. Nous sommes toujours au sommet arabe de Rabat, Talha Jibril raconte : Kadhafi, en croisant le général Mohamed Oufkir, a refusé de le saluer, demandant à ce que ce dernier quitte immédiatement la salle de conférence. Il lui a crié : Je refuse de saluer lassassin de Mehdi Ben Barka !. Cétait le premier accrochage, certes par ricochet, avec Hassan II. Le deuxième, dordre plus général, chronique : le colonel sadresse au roi en lappelant simplement Hassan II. Comme si le titre de roi était un vocable banni chez le guide de la révolution. Pour Kadhafi, toute personne installée sur un trône était obligatoirement un traître, résume Hassan II au journaliste Eric Laurent.
Je taime, moi non plus
Longtemps chef du bureau dAcharq Al Awsat à Rabat, Talha Jibril sest plusieurs fois entretenu, en tête-à-tête, avec Hassan II et Kadhafi. Joint à Washington, où il dirige le bureau américain du grand quotidien arabophone, il nous explique par lanecdote la nature des rapports entre deux chefs dEtat passés maîtres dans lart de décontenancer leur auditoire : Quand il évoquait Kadhafi, Hassan II se plaisait à employer la formule : Fakhamat Al Akid Allah Yahdih (littéralement Son Excellence le colonel, Dieu le remette sur le droit chemin). Pour sa part, Kadhafi disait toujours, à propos de Hassan II : Al Hassan. Parfois il employait le vocable Malik Al Maghrib (le roi du Maroc), sans plus.
Les deux chefs dEtat, qui représentent deux produits différents au possible, aiment à se titiller, à se faire mal. Quand, bien avant la création du Polisario, Hassan II refuse de recevoir une délégation de jeunes Sahraouis emmenés par le Che Guevara du désert, un certain El Ouali Mustapha Sayed, les hommes bleus se retournent vers Kadhafi qui les accueille à bras ouverts. Le roi renverra la politesse à son ami le colonel en attisant, à sa manière, lardeur des opposants libyens, terrés au Tchad, ensuite rapatriés et entraînés, dans le secret, à lintérieur du territoire marocain. Kadhafi a soutenu le coup dEtat de Skhirat en 1971, Hassan II a soutenu en retour lopposition libyenne, résume le journaliste dorigine soudanaise. Du coup pour coup. En 1972, par exemple, et alors que Hassan II vient, par miracle, de réchapper à un nouveau coup dEtat, Kadhafi oublie quil avait refusé de saluer Oufkir et laisse la radio libyenne diffuser la nouvelle de lattentat manqué contre le Boeing royal en insistant sur la bravoure et lhéroïsme du général Oufkir.
En 1975 pourtant, et au plus fort de la tension au Sahara, des tractions souterraines amènent, ô surprise, le roi et le colonel à (re)prendre langue. Le Maroc et la Libye rétablissent leurs relations diplomatiques. Finies la méfiance, la menace, et la complotite aiguë que nourrissaient Hassan II et Kadhafi lun envers lautre ? Pas vraiment. Dans Mémoire dun roi, Hassan II qualifie Kadhafi de tout à fait imprévisible et incontestablement incontrôlable, jusquau début des années 1980 il sest montré assez inquiétant. Le roi met clairement la création du front Polisario sur le compte du colonel. A la question de savoir combien de fois Kadhafi a tenté de le renverser, Hassan II répond, avec une bonne note de cynisme et dautodérision : Directement ou indirectement, je nen sais rien. Assez souvent, quand même. Cela dit, de mon côté les tentatives (de renverser Kadhafi) nont peut-être pas été aussi fréquentes, mais enfin
La Marche Verte, mon frère
A cynique, cynique et demi. Quand Hassan II proclame la Marche Verte, pour récupérer le Sahara et tenter den finir avec le tout jeune Polisario, Kadhafi riposte par une boutade : un télégramme pour sauto-inviter à ladite Marche, programmée pour le 6 novembre 1975. Alors que je mettais la dernière main aux préparatifs de la Marche, Kadhafi ma envoyé un télégramme officiel où il me déclarait : en tant que révolutionnaire, je suis à mille pour cent avec vous, je veux venir à la tête dune délégation libyenne et affronter nos ennemis communs, les colonisateurs, nous raconte Hassan II dans Mémoire dun roi. Il va de soi que le roi na jamais répondu à létonnant télégramme du colonel. Ce nest que neuf ans plus tard que Hassan II a cru bon dexpliquer le refus à son ami libyen, avec son cynisme habituel : Ecoutez, mon cher ami, je vais vous poser une question et je vous demande de me répondre très franchement : quand jai donné lordre aux 350 000 marcheurs de faire demi-tour, auriez-vous obéi ? Kadhafi ma tout de suite répliqué : non, je ne serais pas rentré. Je lui ai alors dit : il valait mieux que vous ne participiez pas à la Marche Verte, vous me voyez vous mettant entre deux gendarmes pour vous ramener à la frontière ?.