La production de normes alimentaires par le christianisme
Plus étonnant est le cas du christianisme qui, après avoir affirmé la fin des interdits, les a néanmoins maintenus ou réintroduits sous d’autres formes dès les premiers siècles. L’interdiction de consommer du sang, héritée des interdits du judaïsme dont le christianisme est censé s’être émancipé, est présentée en 197 après J.C. par Tertullien comme une caractéristique des mœurs chrétiennes Si elle semble progressivement disparaître comme interdit général, l’interdiction de consommer de la viande, élargie à celle des œufs et des laitages, est appliquée au Moyen-Âge à des périodes d’abstinence fixées par le droit ecclésiastique (vendredi, samedi, Avent, Carême… Au total plus de cent cinquante jours). Néanmoins, ces interdictions ne sont pas fondées (en théorie au moins) sur la quête de pureté rituelle. Associées à la pénitence durant les temps d’abstinence (à distinguer du jeûne), la suppression des aliments carnés, réputés sources de plaisir et de jouissance, est censée aider le croyant à contrôler ses désirs, notamment sexuels. Elle le prépare à commémorer dignement un événement de la vie du Christ et à obtenir le pardon de ses péchés.
Avec la Réforme protestante, la relativisation des interdits alimentaires associés au temps liturgique franchit un nouveau cap. L’impossibilité de fonder des règles en matière d’alimentation sur le Nouveau Testament, démontrée par Luther et Calvin, accélère un processus de désacralisation des interdits qui touche peu à peu le catholicisme. L’histoire de l’abstinence de la viande montre alors les progrès d’une attitude plus ouverte qui conduit les évêques à autoriser les fidèles à s’affranchir de la loi générale, même si les catéchismes du XIXe siècle sont nombreux à déplorer l’affadissement de la foi que trahissent ces concessions. La non-consommation de la viande et de son jus certains jours cesse d’être élargie aux œufs et aux laitages (droit canon, règle ou canon 1250), et reste subordonnée à la santé des fidèles et à leur âge (canon 1254). Elle n’en demeure pas moins un enseignement important qu’expose avec précision le code de droit canon promulgué en 1917 Et des générations de catholiques seront profondément marquées par l’interdit de la viande le vendredi et l’obligation de « faire maigre », comme le rappelle une anecdote racontée par le socialiste Pierre Mauroy .
Mais l’individuation des croyances et l’évolution des modes d’alimentation dans les sociétés occidentales ont fait perdre à la consommation de la viande son caractère exceptionnel tandis que s’élevait le prix du poisson. Elles conduisent l’Église catholique après le concile Vatican II (1962-1965) à abandonner à son tour l’interdit. En 1966, le pape Paul VI laisse aux évêques le soin d’abroger dans leur diocèse l’interdiction de la viande le vendredi, jour de la commémoration de la mort de Jésus, et laisse aux fidèles le soin de choisir une pénitence.
Seules quelques Églises chrétiennes conservent aujourd’hui la règle des interdits alimentaires, en particulier les Adventistes du Septième jour. Ils invoquent le respect des interdits bibliques sur les animaux en les remplaçant par une alimentation faite d’œufs, de lait et de végétaux. Ils estiment en effet que la distinction entre les animaux purs et impurs remonte à l’époque de Noé, bien avant l’existence d’Israël et relève d’un ordre naturel voulu par Dieu à valeur universelle et définitive. De plus, ils interprètent de manière extensive l’interdiction de tuer (Ex 20,13) et demandent aux fidèles de s’abstenir de fumer et de ne pas consommer les aliments qui contiennent de la théine, de la caféine et de l’alcool, car cela revient à se suicider lentement. Conséquence logique de cette lecture, ils utilisent pour la Sainte Cène le jus de raisin et non pas du vin. Ils s’abstiennent aussi de manger du sang (boudin) mais ne s’opposent pas à la transfusion sanguine comme le font les Témoins de Jéhovah.