Interdits alimentaires, religions, convivialité

L’existence de prescriptions alimentaires d’origine religieuse est un fait universel et constant. Plus encore que le vêtement, les interdits alimentaires sont un marqueur auquel les sociétés se réfèrent pour identifier les croyances et distinguer les croyants. Cette constatation très banale doit aujourd’hui être complétée par deux observations en apparence contradictoires. La première concerne, dans les sociétés sécularisées de tradition chrétienne, le reflux de la place accordée aux normes chrétiennes et le recul de la capacité des autorités ecclésiastiques à imposer des règles. La disparition dans le catholicisme de l’obligation d’être à jeun avant la communion de l’hostie consacrée par le prêtre durant la messe ou l’interdiction de la consommation de viande le vendredi ont été à la fin des années 1960 les deux manifestations les plus visibles d’une évolution qui semblait annoncer l’effacement des règles alimentaires issues de l’enseignement de l’Église catholique. Mais à l’inverse on a assisté depuis la fin du xxe siècle, dans le judaïsme et dans l’islam, à une augmentation des pressions en vue d’un respect plus scrupuleux des obligations et des interdits. Paradoxe supplémentaire, alors que les sociétés sécularisées s’émancipaient de l’influence du christianisme, elles réintroduisaient dans leur alimentation des prescriptions souvent plus contraignantes que celles fraîchement abandonnées. Au nom de l’esthétique du corps et de la préservation de la santé, ou des deux, sous forme de régimes aux règles contraignantes, de nouveaux interdits ont ainsi surgi et se sont diffusés au nom d’argumentations qui s’apparentent à de véritables croyances.......

 
Le premier réflexe de l’historien est de reconstituer le chemin suivi par les interdits alimentaires depuis leur première formulation par les grandes religions. Cela implique, en premier lieu, de retourner aux textes fondateurs pour discerner ce qu’ils disent et les manières dont les croyants les ont interprétés.
Les trois monothéismes comportent des affirmations qui mettent en évidence une très grande analogie entre la Bible hébraïque et le Coran et, à l’opposé, la rupture que la Bible chrétienne introduit dans le Nouveau Testament par rapport à leurs démarches 

Judaïsme : le pur et l’impur

Examinons d’abord les règles dans le judaïsme. La Bible hébraïque, ou plus exactement la Torah, est la plus prolixe, à cause de l’abondance (relative) des prescriptions contenues pour l’essentiel dans deux livres, le Deutéronome (Dt) et le Lévitique (Lv). Ces livres établissent des classifications précises qui permettent de séparer parmi les mammifères, les oiseaux et les animaux aquatiques ceux qui sont purs et impurs, donc pour les seconds, interdits à la consommation. Par exemple, les mammifères ruminants purs doivent avoir le sabot fendu Le texte énumère dix animaux purs : le bœuf, le mouton, la… ; dans le cas contraire, ils sont réputés impurs. C’est le cas du chameau, du lapin et du daman qui ruminent mais n’ont pas de sabots fourchus. Inversement, un mammifère qui a un sabot fendu doit être un ruminant sous peine d’être lui aussi impur (Dt 14 :7-8). C’est le cas du porc : la présence d’un sabot fendu chez un animal qui n’est pas un ruminant est considérée comme une aberration qui le rend impur. La même distinction s’applique à la classification des oiseaux purs et impurs .Les oiseaux sont purs à l’exception de vingt-quatre espèces…. Les reptiles, auxquels sont rattachés les insectes, et de manière générale tous les animaux qui rampent, sont rangés parmi les animaux impurs et interdits avec quelques exceptions
« Vous aurez en abomination tout reptile qui vole et qui marche sur quatre pieds. Mais, parmi tous les reptiles qui volent et qui marchent sur quatre pieds, vous mangerez ceux qui ont des jambes au-dessus de leurs pieds, pour sauter sur la terre. Voici ceux que vous mangerez : la sauterelle, le solam, le hargol et le hagab, selon leurs espèces. Vous aurez en abomination tous les autres reptiles qui volent et qui ont quatre pieds. Ils vous rendront impurs : quiconque touchera leurs corps morts sera impur jusqu’au soir, et quiconque portera leurs corps morts lavera ses vêtements et sera impur jusqu’au soir ».
(Lv 11,20-25)
Le raisonnement s’étend également aux produits de la terre. En principe, ils sont réputés purs mais pas les fruits d’un arbre pendant ses trois premières années. Au nom de la pureté sont encore strictement prohibées la consommation d’animaux et de vins sacrifiés dans un culte idolâtre, la consommation du sang « car le sang, c’est l’âme, et tu ne dois pas manger l’âme avec la chair. Tu ne le mangeras pas, tu le répandras à terre comme de l’eau » (Dt 12, 23-24), ou encore la consommation d’animaux trouvés morts. Autre prohibition bien connue, il est interdit de mélanger la viande et le lait en raison du verset répété trois fois :
« Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère ».
(Exode 23,19 et 34,26, et Dt 14,21)
À ces interdictions générales s’ajoutent des interdits qui s’appliquent à des espaces ou des moments particuliers. Ils concernent tous les juifs à l’occasion du sabbat et de la Pâque, et les seuls prêtres quand ils sont amenés à officier dans l’espace sacré réservé au culte :
« Tu ne boiras ni vin, ni boisson enivrante, toi et tes fils avec toi, lorsque vous entrerez dans la tente d’assignation, de peur que vous ne mourriez : ce sera une loi perpétuelle parmi vos descendants afin que vous puissiez distinguer ce qui est saint de ce qui est profane, ce qui est impur de ce qui est pur ».
(Lv10, 9-10)

Derrière l’apparent arbitraire des prescriptions, la Torah met donc en avant la nécessité d’écarter tout ce qui est impur et renforce ses exigences de pureté quand le croyant ou le prêtre entrent en contact avec le sacré, qu’il soit identifié avec la table domestique le jour de sabbat, la tente de l’exode ou le temple destiné au culte.
 

Halal et haram dans le Coran​

Le Coran s’inscrit dans cette même logique et distingue les aliments licites et illicites, halal et haram. Il établit un lien d’autant plus fort entre le sacré et la licéité que le même mot, haram, est utilisé en arabe pour dire ce qui est illicite ou sacré, et relie ainsi l’interdit au respect du sacré. Conscient de la proximité avec le judaïsme, le Coran fait explicitement référence à la Torah pour reconnaître en la matière la continuité des révélations mais aussi souligner sa nouveauté et sa supériorité. La continuité se traduit par l’interdiction de consommer le porc, la bête morte, le sang et les aliments offerts en sacrifices aux idoles. La nouveauté de la révélation coranique se traduit par l’annulation d’interdits du judaïsme (la consommation de viande de chameau est autorisée), l’introduction du mois de ramadan et l’interdiction du vin et des boissons alcoolisées. Au total, les interdits alimentaires sont très peu nombreux dans le Coran, pas toujours faciles à interpréter, mais marquent les esprits parce qu’ils prennent un aspect radical pendant le jeûne diurne du mois de ramadan et concernent deux aliments dont la consommation est usuelle dans un grand nombre de sociétés rurales, notamment méditerranéennes : le porc et le vin.
Ils n’ont cependant pas un caractère absolu et comportent des exceptions. C’est ainsi que les aliments interdits deviennent licites quand ils sont nécessaires à la vie du croyant.
« Allah a seulement déclaré illicite pour vous la chair d’une bête morte, le sang, la chair de porc et ce qui a été consacré à un autre qu’Allah. Mais quiconque est contraint à en manger sans intention d’être rebelle ou transgresseur, nul péché ne sera sur lui ».
(2, 168-173)

La sourate 5, 3-4 dite de La table servie (Al-Maidah) récapitule l’essentiel des prescriptions (selon la traduction de Régis Blachère) :
« Illicites ont été déclarées pour vous Vous [la chair de] la bête morte, le sang, la chair de porc, et de ce qui a été consacré à autre qu’Allah, [la chair de] la bête étouffée, [de] la bête tombée sous des coups, [de] la bête morte d’une chute ou morte d’un coup de corne, [la chair de] de ce que les fauves ont dévoré – sauf si vous l’avez purifiée – [la chair de] ce qui est égorgé devant les pierres dressées.
Consulter le sort par les flèches est perversité. Aujourd’hui, ceux qui sont infidèles désespèrent [de vous arracher à ?] votre religion. Ne les redoutez pas, mais redoutez-Moi.
Aujourd’hui, J’ai parachevé votre religion, et vous ai accordé Mon entier bienfait. J’agrée pour vous l’Islam, comme religion. Quiconque sera contraint [d’en manger] durant une famine, sans se précipiter volontairement dans le péché [sera autorisé à le faire] car Allah est absoluteur et miséricordieux.
[Les Croyants] t’interrogent sur ce qui est déclaré licite pour eux. Réponds [-leur] : “Licites pour vous sont les [nourritures]. Mangez aussi de ce que prennent pour vous ceux es oiseaux de proie que vous dressez, tels des chiens, selon les procédés qu’Allah vous a enseignés ! Proférez [toutefois] le nom d’Allah, sur leur prise, et soyez pieux envers Allah ! Allah est prompt à demander compte” ».
(5, 3-4)

Cette sourate apporte aussi une précision de taille :
« Aujourd’hui, licites sont pour vous les excellentes [nourritures]. La nourriture de ceux à qui a été donnée l’Écriture est licite pour vous, et votre nourriture est licite pour eux ».
(5,5)

Ce verset est l’objet d’interprétations contradictoires comme on le verra plus loin.
 

La fin des interdits dans le Nouveau Testament ?​

Historiquement apparu après le judaïsme et avant l’islam, le christianisme se distingue dans le Nouveau Testament par le rejet des interdits alimentaires. Composées de croyants issus du judaïsme, les premières communautés sont confrontées à la question du respect des traditions de la société dont elles sont issues. Elles trouvent la réponse dans une parole de Jésus rapportée par les évangélistes :
« Il n’est rien d’extérieur à l’homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui souille l’homme ».

Ce que Marc commente ainsi pour lever toute ambiguïté :
« Ainsi il déclarait purs tous les aliments ».
(Marc 7,15, et 7,19)

Mais le récit des Actes des Apôtres (Ac) a gardé la trace des controverses très vives qui ont opposé partisans d’un accommodement et partisans d’une rupture avec la tradition juive . La communauté chrétienne s’est affrontée dès ses débuts à propos des interdits alimentaires juifs. Un conflit éclate lorsque Pierre accepte de manger chez Corneille, un centurion romain :
« Pourquoi, lui demandèrent-ils, es-tu entré chez des incirconcis et as-tu mangé avec eux ? ».
(Ac 11,3)
Pierre leur répond :
« Dieu vient de me montrer, à moi, qu’il ne faut appeler aucun homme souillé ou impur ».
Et de raconter la vision qu’il a eue avant de prendre cette décision  Une réunion des apôtres, qualifiée improprement de Premier concile de Jérusalem, aboutit à un compromis :
« L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne pas vous imposer d’autres charges que celles-ci, qui sont indispensables : vous abstenir des viandes immolées aux idoles, du sang, des chairs étouffées et des unions illégitimes. Vous ferez bien de vous en garder ».
(Ac 15 :28-29)
Ce n’est pas un hasard si la même réunion abolit aussi l’obligation de la circoncision. Pour les juifs, les non-circoncis étaient considérés comme impurs et leur fréquentation devait être limitée. À l’inverse, le chrétien peut accéder au salut sans devoir être circoncis ou observer les interdits alimentaires juifs.
Allant au terme du raisonnement, le juif converti Paul considère que les quelques restrictions maintenues par la réunion de Jérusalem sont désormais anachroniques. Il demande aux destinataires de ses lettres de se considérer dégagés de tout interdit, sauf dans le cas où leur comportement pourrait être cause de scandale et apparaître comme une provocation. Il écrit aux chrétiens de Corinthe :
« Ce n’est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu : si nous en mangeons, nous n’avons rien de plus ; si nous n’en mangeons pas, nous n’avons rien de moins ».
(1 Co 8,8)
Suivent une série de conseils sur la manière de se comporter au quotidien :
« Tout ce qui se vend au marché, mangez-le sans poser de question par motif de conscience ; car la terre est au Seigneur, et tout ce qui la remplit (Ps 24,1). Si quelque infidèle vous invite et que vous acceptiez d’y aller, mangez tout ce qu’on vous sert, sans poser de question par motif de conscience. Mais si quelqu’un vous dit : “Ceci a été immolé en sacrifice”, n’en mangez pas, à cause de celui qui vous a prévenus, et par motif de conscience. Par conscience j’entends non la vôtre, mais celle d’autrui ; car pourquoi ma liberté relèverait-elle du jugement d’une conscience étrangère ? Si je prends quelque chose en rendant grâce, pourquoi serais-je blâmé pour ce dont je rends grâces ».
(1 Co 10, 25-30)
Dans cette même lettre, Paul permet même de manger de la viande immolée aux idoles parce que :
« Nous savons qu’une idole n’est rien dans le monde et qu’il n’est de Dieu que le Dieu unique ».
Mais il demande de s’en abstenir devant une personne faible, convaincu qu’il est interdit de manger de la viande immolée aux idoles afin de ne pas la scandaliser et de ne pas la pousser à enfreindre sa propre conscience. Pour Paul, « la science enfle », alors que « la charité édifie » :
« C’est pourquoi, si un aliment doit causer la chute de mon frère, je me passerai de viande à tout jamais, afin de ne pas causer la chute de mon frère ».
(1 Co 8, 9-10)
Cette abrogation des interdits dans le christianisme va de pair avec une nouvelle conception de la sainteté qui est déconnectée de la distinction entre pur et impur. Dès lors qu’il n’y a plus de séparation fondée sur ce critère, la sainteté est le fruit d’une élection divine mais devient accessible à tout homme qui rompt avec le péché et les mœurs païennes (1 Thessaloniciens 4,3).

 
Mais qu'en est-il du Christianisme pré-Nouveau Testament qui lui ne se distinguait pas de la sorte avant que Paul ne vienne le refaçonner ?
Le christianisme primitif se composait uniquement de juifs convertis. Pour eux la question ne se posait pas vraiment.
Cest quand le christianisme a séduit des non juifs que la question s'est posée de savoir s'il fallait imposer aux chrétiens non juifs les règles du judaisme. (cas non explicitement prévu par Jésus de son vivant)
St Paul, lui même juif converti était d'avis que non et son avis l'a emporté. L'islam par la suite, majoritairement composé de non juifs a fait le même choix.
 
Dernière édition:
St Paul, lui même juif converti était d'avis que non et son avis l'a emporté.
Du coup le Christianisme résulte du simple avis d'un homme ? Et aurait donc pu être radicalement différent si un autre homme avait vu son avis triompher (Jacques par-exemple qui le reniait) ou si Paul avait eu un autre avis ?
 
Du coup le Christianisme résulte du simple avis d'un homme ? Et aurait donc pu être radicalement différent si un autre homme avait vu son avis triompher (Jacques par-exemple qui le reniait) ou si Paul avait eu un autre avis ?
oui comme dans toutes les religions. Les fondateurs n'ont jamais rien écrit eux même, ce sont leurs disciples qui tout ont écrit et interprété
 

Le message controversé des Védas​

La place que l’hindouisme occupe dans le monde et certaines régions françaises outre-mer impose de s’arrêter enfin sur les interdits alimentaires de l’hindouisme. Si l’hindouisme, qu’il soit vécu comme une religion ou une spiritualité, est communément associé aujourd’hui au végétarisme, il s’avère impossible, selon Norman Brown, de fonder cette pratique sur des textes précis. Les premiers textes sanskrits racontent des épisodes où les protagonistes mangent de la viande, et la préparation de viande de bœuf y est présentée comme une manière d’honorer un invité. Les Védas témoignent d’un grand respect pour le bétail, célèbrent dans leurs hymnes la vache sans pour autant faire de celle-ci un animal sacré. Rien d’ailleurs dans ces textes ne semble préciser que la vache est sacrée, même si certains passages du Rig Véda et de l’Atharva véda ont fait l’objet de querelles d’interprétation autour du mot aghnya appliqué quarante-deux fois à la vache. Rien ne permet de déterminer les raisons de cet interdit dont la justification n’est pas donnée. L’orientaliste conclut ainsi son exégèse des textes :
« Tous ces passages de la littérature védique que nous avons cités laissent voir que l’on n’a, à cette époque, aucune idée de la doctrine du caractère sacré et de l’inviolabilité de la vache et des autres bovins. Au contraire la littérature védique met plutôt en évidence une pratique généralisée du sacrifice animal et la coutume assez largement répandue qui consiste à consommer la chair de la victime » 

L’invention de l’interdit du bœuf et la sacralisation de la vache dans l’hindouisme​

Dans nos pays focalisés sur les demandes exprimées au nom de l’islam, il est utile de faire un nouveau détour par l’hindouisme pour mesurer la dimension mondiale du débat. Le blog de « l’Inde à La Réunion » sur le site « www.indeenfrance.com » s’est fait l’écho en 2012 de la polémique qui a secoué l’Inde après la publication par D. N. Jha, historien connu et reconnu de l’Université de Delhi, d’un ouvrage consacré à l’histoire de la sacralisation de la vache :
« D. N. Jha démontre en effet à travers ses recherches historiques et archéologiques que la vache n’était pas sacrée pour les nomades et pasteurs installés au Nord de l’Inde au iie millénaire. Ceux-ci, en effet abattaient les bovins pour se nourrir et pour les sacrifices rituels prescrits par les Védas. Ces nomades, en s’installant, se tournèrent alors vers l’agriculture valorisant les produits de la vache : lait, ghee, yaourt, fumier et leur utilité : labour, transport.
À l’époque du Rig Véda, on trouve dans les Manusmriti (Lois de Manu) que le seul animal qu’il est interdit de manger est le chameau.
Et D. N. Jha de s’interroger : “Comment se fait-il, si la vache était si sacrée que cela qu’aucun temple ne lui ait été dédié” ? Seuls quelques sanctuaires au taureau Nandi ont en effet émergé.
Après les Védas, religion et philosophie ont rejeté le meurtre rituel des animaux. C’est alors que certains brahmanes ont introduit dans les Dharmasastra les plus tardifs l’idée que quiconque mange du boeuf devient intouchable. D’où le lien entre parias et mangeurs de bovins. C’est seulement dans la période du Haut Moyen-Âge hindou que le fait de manger du boeuf est devenu tabou au moins pour les hautes castes, et c’est au xixe siècle que la classe moyenne émergente en Inde a pris la vache comme symbole d’une glorieuse tradition souillée par la domination musulmane de l’Inde » 

 

De la Bible au Talmud​

Ce processus de fabrication des interdits, qui se posent à un moment donné en normes censées avoir été fixées dès l’origine, se vérifie dans les trois monothéismes. Chacun d’entre eux témoigne d’une extraordinaire fécondité en matière de commentaires et d’explicitations des interdits religieux. Il faudrait s’arrêter longuement sur le cas du judaïsme qui a engendré dans le Talmud une impressionnante quantité de justifications et d’extrapolations en matière d’interdits alimentaires. Pourtant le terme casher n’est présent qu’une seule fois dans la Bible hébraïque, dans une acception différente de celle qui va s’imposer : il est traduit par convenable  Le recours à ce terme pour désigner les ustensiles et les aliments qui convenaient aux offrandes dans le Temple explique le glissement de son usage vers le champ religieux. Cette multiplication des prescriptions est en outre favorisée par la nécessité pour les minorités juives en diaspora de vivre dans des contextes culturels et alimentaires très différents sans perdre leur originalité. Le respect des interdits semble avoir été très important et accompagné de sanctions rigoureuses contre ceux qui ne le respectaient pas. Mais de nouvelles attitudes se sont affirmées au fur et à mesure que l’intégration des communautés juives dans les sociétés modernes rendait moins essentielle la volonté de marquer sa différence et de tracer des frontières alimentaires. Ainsi que l’explique Georges Hansel à propos de certaines sanctions figurant dans la Torah mais non appliquées :
« Le Talmud tient à distinguer soigneusement la justice qui relève d’un ordre idéal et l’organisation concrète de la société qui exige de prendre en compte des nécessités infiniment variables » .
Ce principe, appliqué aux interdits alimentaires, est de nature à dépasser une application mécanique et systématique de règles habituellement observées. Néanmoins, l’évolution des esprits dans le sens d’une relativisation des interdits se trouve mise en cause aujourd’hui dans le judaïsme par l’expérience de la réactivation de l’antisémitisme et le sentiment d’une menace qui incitent à réaffirmer l’identité juive et la solidarité du groupe à travers le respect scrupuleux des règles alimentaires.
 

La production de normes alimentaires par le christianisme​

Plus étonnant est le cas du christianisme qui, après avoir affirmé la fin des interdits, les a néanmoins maintenus ou réintroduits sous d’autres formes dès les premiers siècles. L’interdiction de consommer du sang, héritée des interdits du judaïsme dont le christianisme est censé s’être émancipé, est présentée en 197 après J.C. par Tertullien comme une caractéristique des mœurs chrétiennes Si elle semble progressivement disparaître comme interdit général, l’interdiction de consommer de la viande, élargie à celle des œufs et des laitages, est appliquée au Moyen-Âge à des périodes d’abstinence fixées par le droit ecclésiastique (vendredi, samedi, Avent, Carême… Au total plus de cent cinquante jours). Néanmoins, ces interdictions ne sont pas fondées (en théorie au moins) sur la quête de pureté rituelle. Associées à la pénitence durant les temps d’abstinence (à distinguer du jeûne), la suppression des aliments carnés, réputés sources de plaisir et de jouissance, est censée aider le croyant à contrôler ses désirs, notamment sexuels. Elle le prépare à commémorer dignement un événement de la vie du Christ et à obtenir le pardon de ses péchés.

Avec la Réforme protestante, la relativisation des interdits alimentaires associés au temps liturgique franchit un nouveau cap. L’impossibilité de fonder des règles en matière d’alimentation sur le Nouveau Testament, démontrée par Luther et Calvin, accélère un processus de désacralisation des interdits qui touche peu à peu le catholicisme. L’histoire de l’abstinence de la viande montre alors les progrès d’une attitude plus ouverte qui conduit les évêques à autoriser les fidèles à s’affranchir de la loi générale, même si les catéchismes du XIXe siècle sont nombreux à déplorer l’affadissement de la foi que trahissent ces concessions. La non-consommation de la viande et de son jus certains jours cesse d’être élargie aux œufs et aux laitages (droit canon, règle ou canon 1250), et reste subordonnée à la santé des fidèles et à leur âge (canon 1254). Elle n’en demeure pas moins un enseignement important qu’expose avec précision le code de droit canon promulgué en 1917  Et des générations de catholiques seront profondément marquées par l’interdit de la viande le vendredi et l’obligation de « faire maigre », comme le rappelle une anecdote racontée par le socialiste Pierre Mauroy .

Mais l’individuation des croyances et l’évolution des modes d’alimentation dans les sociétés occidentales ont fait perdre à la consommation de la viande son caractère exceptionnel tandis que s’élevait le prix du poisson. Elles conduisent l’Église catholique après le concile Vatican II (1962-1965) à abandonner à son tour l’interdit. En 1966, le pape Paul VI laisse aux évêques le soin d’abroger dans leur diocèse l’interdiction de la viande le vendredi, jour de la commémoration de la mort de Jésus, et laisse aux fidèles le soin de choisir une pénitence.

Seules quelques Églises chrétiennes conservent aujourd’hui la règle des interdits alimentaires, en particulier les Adventistes du Septième jour. Ils invoquent le respect des interdits bibliques sur les animaux en les remplaçant par une alimentation faite d’œufs, de lait et de végétaux. Ils estiment en effet que la distinction entre les animaux purs et impurs remonte à l’époque de Noé, bien avant l’existence d’Israël et relève d’un ordre naturel voulu par Dieu à valeur universelle et définitive. De plus, ils interprètent de manière extensive l’interdiction de tuer (Ex 20,13) et demandent aux fidèles de s’abstenir de fumer et de ne pas consommer les aliments qui contiennent de la théine, de la caféine et de l’alcool, car cela revient à se suicider lentement. Conséquence logique de cette lecture, ils utilisent pour la Sainte Cène le jus de raisin et non pas du vin. Ils s’abstiennent aussi de manger du sang (boudin) mais ne s’opposent pas à la transfusion sanguine comme le font les Témoins de Jéhovah.
 

Quelques modèles d’explication élaborés par les sciences sociales​

La reconstitution des chemins par lesquels le discours religieux ne cesse de reprendre la question des interdits religieux et de discuter leur signification laisse cependant de côté une autre question tout aussi essentielle : pourquoi les croyants et les autorités religieuses valorisent-ils de la sorte les aspects alimentaires, spécialement la place des interdits ? Les sciences humaines et sociales ont proposé des explications qui entendent introduire un peu de rationalité dans des attitudes qui semblent y échapper.

L’histoire sociale comme première clé d’interprétation​

Historiens et sociologues ont abondamment insisté sur la fonction sociale de l’élaboration d’interdits. Par-delà les frontières religieuses, elle permet de fonder des distinctions de castes et de groupes et de justifier une hiérarchie fondée sur la plus ou moins grande pureté, assimilée à une observance plus ou moins stricte des commandements divins. Elle fonde certaines catégories à exercer une autorité morale et sociale, et leur confère le pouvoir de modeler l’existence humaine jusque dans le domaine de la vie privée.
Le cas de l’hindouisme est particulièrement représentatif des enjeux sociaux et politiques dont l’élaboration des interdits est porteuse. En suivant l’histoire des interdits qui frappent certaines nourritures, il apparaît que l’échelle de pureté sur laquelle s’édifie la hiérarchie des varna  a pour corollaire l’échelle des interdits qui assimile la pureté au refus des nourritures animales. La règle est interprétée de manière d’autant plus stricte que l’individu se rattache à une varna élevée. Le végétalisme constitue l’expression la plus élevée du respect scrupuleux de la vie sous toutes ses formes.

Dans une société où la pureté commande la hiérarchie sociale, elle peut ainsi devenir le critère essentiel pour constituer la communauté et parfois assurer la survie de petites minorités qui tracent une frontière tellement stricte avec le reste de la société qu’elles s’isolent, à l’image des Jaïns en Inde . Ce mode de classification a aussi de graves conséquences socio-politiques. Il permet de mettre à l’écart, au prétexte de leur impureté, ceux qui consomment du bœuf pour cause de « non-hindouité ». Dans un pays où les interdits alimentaires varient selon les religions et mettent en concurrence hindous et musulmans, l’imposition des obligations de sa confession religieuse devient le symbole de la capacité d’un groupe à imposer aux autres son autorité.
« Pour les hindous, notamment fondamentalistes, la cause de l’interdit de l’abattage de la vache est devenue une partie de leur quête de pouvoir politique de l’Inde post-coloniale. Aussi tentent-ils d’interdire dans les différents États de l’Inde, récemment dans le Madhya Pradesh, l’abattage des bovins. Cette loi a reçu l’accord présidentiel, le 22 décembre 2011 dernier, punissant ce délit de sept ans d’emprisonnement » 


Mais ces stratégies d’instrumentalisation ne sont pas propres à l’hindouisme et à l’Inde. Elles traversent aussi le monde musulman, avec une concurrence exacerbée entre les partis qui militent pour l’islamisation de la société : l’observation des interdits alimentaires devient un critère déterminant de l’orthodoxie. On voit ainsi l’application de l’interdit de la consommation d’alcool s’imposer au xxie siècle dans l’espace public (au sens d’espace ouvert à tous) en Égypte et maintenant dans tout le Maghreb, le champ du halal s’étendre même à l’eau, tandis que la défense en Turquie de la boisson nationale (arak) a été promue à Istanbul en mai 2013, emblème du refus de voir imposer à toute la société, quelles que soient les convictions individuelles, les normes jugées islamiques.

La diffusion de ce discours normatif qui cloisonne la société ne saurait s’expliquer par la seule habileté d’élites qui instrumentalisent la religion pour affirmer leur autorité. Si un tel discours bénéficie d’une réception favorable, c’est qu’il répond aux attentes d’un grand nombre des croyants en leur offrant une identité commune, en leur donnant un sentiment de force collective et de cohésion face à ceux qui n’observent pas les mêmes interdits. La distinction devient alors une manière de se (re)valoriser. On a pu montrer comment la viande était devenue le marqueur de la frontière entre musulmans et chrétiens , confirmant que « les interdits alimentaires sont particulièrement efficaces pour produire de la communauté » 
 
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