John Butt, "Mollah John"

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Il n'aime pas trop afficher son titre de mollah. John Butt est pourtant bien un mollah, dûment formé, diplômé, rompu à la science du Coran, orfèvre en sourates. Le Britannique est grand, sec et pâle. Son teint clair de blond blanchi par l'âge, ses yeux bleus brillants sous un calot griffé d'arabesques, c'est ce qui frappe d'emblée, et c'est justement pourquoi il évite de se revendiquer mollah en Afghanistan. "Un mollah blanc, les Afghans ne comprendraient pas trop. Il y a la mémoire des guerres anglo-afghanes."

Il a débarqué de Kandahar épuisé par le ramadan - nous étions fin août - puis, rassasié de galettes et de mouton, a foulé la nuit tiède et déserte de Kaboul. Il nous rejoint sous une tonnelle coiffée de vigne ouvrant sur un jardin fleuri. Il est si blanc, blanc de peau, blanc de barbe, blanc d'étoffe car son shalwar kameez (habit traditionnel bouffant) flotte immaculé dans la brise du soir.

En ces temps d'élection présidentielle (dont le second tour aura lieu le 7 novembre), où l'Afghanistan s'essaie aux urnes dans la douleur, "mollah John" raconte les roquettes tombées sur les bureaux de vote de Kandahar. Ce chaos électoral l'accable. Il est sévère : "Ce scrutin a vocation à servir les intérêts de l'Occident plus que ceux des Afghans."

John Butt connaît son monde pachtoune. Voilà près de quarante ans qu'il s'y fond, qu'il y a oublié une partie de lui-même. Du côté afghan comme pakistanais, entre Jalalabad et Peshawar, sur les deux versants d'une frontière abstraite tranchant des tribus qui se moquent des tracés d'Etats, il mène une expérience peu commune d'Occidental immergé en terre d'islam par accident.

John Butt est un ancien hippie qui a raté la bifurcation vers Katmandou. Il avait pris la route de l'Asie à 20 ans, en 1970, à une époque où des vagabonds d'Occident traversaient l'Afghanistan à pied en direction de l'Himalaya. Fils d'un avocat britannique installé à Trinité-et-Tobago, élevé chez les jésuites du Lancashire (Angleterre), le jeune routard était en quête d'une "vie frugale" et de "lumières spirituelles". Au coeur des immensités, il dormait sur les talus sablonneux, réveillé au petit jour par "les cloches des caravanes de chameaux tirés par des nomades".

Kaboul, Jalalabad ou Peshawar devaient être une simple étape, une pause avant les temples des altitudes. John Butt avait glissé dans son sac à dos Siddharta, d'Hermann Hesse, et la Bhagavad-Gita, un des textes sacrés de l'hindouisme, preuve que l'islam l'indifférait alors.

L'accident, c'est Swat, la découverte enchantée dans le nord-ouest du Pakistan de cette vallée pré-himalayenne où les torrents éventrent les sapinières sous des pics diaphanes. Il voulait fuir la chaleur brûlante de Peshawar, quémandait un souffle de fraîcheur, et on lui avait conseillé ce havre alpin. L'excursion allait changer sa vie. Quarante ans plus tard, John Butt y vit toujours, installé à Mingora, chef-lieu de Swat, sa base, d'où il sillonne l'ensemble du pays pachtoune afghano-pakistanais.

Il est tombé amoureux de ce "paysage de tapisserie", de ces villageois "émouvants d'hospitalité", et, après une farouche résistance intérieure, a succombé à l'appel d'Allah. "J'ai trouvé dans la lecture du Coran des réponses que le christianisme avait échoué à m'apporter." Il se forme auprès d'un mollah de village, près de Peshawar, qui lui lance à son arrivée : "Vous êtes le premier Britannique à mettre les pieds dans ce village depuis la guerre anglo-afghane de 1880 !" Après s'être assuré que l'étranger n'est point espion, le maître accepte de l'initier.

L'aventure spirituelle n'est vraiment pas celle que l'arpenteur avait imaginée en fuyant les brumes anglaises. Ironie de l'histoire, il poursuit quand même son chemin vers l'Inde, mais pour les lumières d'Allah et non plus celles de Krishna. Il prolonge sa formation à Deoband, une ville au nord de New Delhi où rayonne un fameux centre d'études islamiques. "On n'imagine pas à quel point l'Inde est un foyer théologique pour l'islam." Ainsi John Butt devient-il le mollah Jan Mohammed.

Il reste quelques années en Inde, pour travailler pour un magazine musulman en langue ourdoue, le temps de s'éveiller à une nouvelle passion, celle du journalisme. Revenu au Pakistan, il trouve à s'employer comme éditeur au Frontier Post, un quotidien de Peshawar, puis s'envole pour Londres afin de parfaire son métier au service pachto de la BBC. Son retour au pays ne passe pas inaperçu. L'université de Cambridge le repère et le nomme aumônier musulman. "Il fallait remettre de l'ordre au sein d'une communauté d'étudiants musulmans ravagée par le sectarisme et l'extrémisme."
 
Le "mollah John" s'acquitte - toujours - de la tâche, mais par intermittences ou à distance, car il ne cesse de revenir en Afghanistan et au Pakistan, où il a monté une maison de production d'émissions radiophoniques. Il forme des dizaines de jeunes journalistes, qui essaiment ensuite dans les zones tribales. La bande FM devient son champ de bataille, un terrain stratégique alors que les talibans pakistanais multiplient les radios illégales.

On a pu dire ici et là que "mollah John" défendait sur les ondes un "islam modéré" visant à endiguer un islam radical en pleine expansion. L'intéressé ne prise pas trop cette présentation des choses. "Je n'aime pas cette notion d'islam modéré, qui est perçue comme relevant d'une conception occidentale de la démocratie libérale. Pour moi, la modération est au coeur de l'islam. La vraie réponse à l'islam radical est à trouver dans la redécouverte de la vraie tradition de l'islam, et non dans l'imposition de concepts occidentaux, qui ne feront que renforcer les extrémistes."

Mais la redécouverte du "vrai islam" est fort laborieuse en Afghanistan. Le pays manque de madrasas, d'universités islamiques. "Les chiites afghans (15 % de la population) ont leur université, mais la majorité sunnite n'en a toujours pas." Là est son dernier combat : la fondation, en Afghanistan, d'un établissement supérieur d'enseignement de l'islam qui serait à ses yeux un facteur d'apaisement. "Savez-vous que tout jeune étudiant coranique afghan doit aller se former dans les madrasas au Pakistan, qui sont sous influence des groupes extrémistes ? Formons-les en Afghanistan même, afin d'enrayer cet exode dangereux vers le Pakistan."

"Mollah John" n'a pas de problème particulier avec les talibans. S'il récuse leurs méthodes, il a toujours prêché le dialogue avec eux. "Quand ils étaient au pouvoir, la pression internationale n'a fait que les radicaliser. Aujourd'hui, l'intervention militaire ne fait que renforcer l'insurrection." Angélisme ? "La voie actuelle est une impasse", réplique-t-il.

Il finit son jus d'orange puis prend congé, silhouette haute, maigre et blafarde fendant la nuit d'encre de Kaboul.

Frédéric Bobin
 
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