Joke Callewaert : « Les avocats ne connaissent pas la réalité des jeunes »

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Joke Callewaert : « Les avocats ne connaissent pas la réalité des jeunes »

n° 292Action socialePortrait29.03.2010Aurore D'Haeyer


Joke Callewaert n'est pas de celles qui choisissent de porter la toge pour le prestige de l'uniforme et les gros honoraires qui l'accompagnent. Sa vocation de plaideuse est née dans « les quartiers » : à quatorze ans, elle a décidé que chacun avait le droit d'être défendu correctement, quel que soit son statut social. Une conviction qui l'habite depuis plus de vingt ans.


La bâtisse se tient dans un quartier populaire entre Saint-Josse et Schaerbeek. Imposante et taguée. Le hall d’entrée fait office de salle d’attente où quelques adultes patientent et deux fillettes jouent avec les peluches sorties du coffre mis à leur disposition. Ça babille, ça papote à voix basse, rarement en français. Le cabinet bruxellois de Progress Lawyers Network (PLN)1 réunit une dizaine d’avocats spécialisés principalement dans les droits sociaux, droits du travail, droits des étrangers et droits de la jeunesse. La spécialité de Joke, c’est la jeunesse, précisément. Il faut grimper au sommet de la maison pour découvrir son bureau, chargé de dossiers, comme il se doit, les murs décorés d’affiches militantes ou de souvenirs exotiques, c’est déjà moins banal. À l’image de son parcours, atypique dès le départ. Du moins si on le confronte avec le stéréotype de l’étudiant en droit : enfant de bonne famille, parents juristes de préférence, porteurs de valeurs issues de la droite libérale et loisirs respectables, piano pour développer le sens de l’harmonie et tennis pour le goût de l’effort. On ne peut pas dire que Joke colle à l’image, ne fût-ce qu’un peu. Nature et athlétique, elle reçoit dans une tenue décontractée. « Mes parents sont au PTB et j’ai grandi dans cette optique de servir les gens plutôt que de m’en servir. Nous vivions et je vis toujours dans un quartier dit populaire à Molenbeek et dès l’âge de quatorze ans, j’ai travaillé dans une maison de jeunes. » Voilà qui plante le décor et détermine la vocation. « J’en ai vu des jeunes, beaucoup, être confrontés à des problèmes de justice, des grands frères en prison, des mères dépassées. Et ils étaient mal défendus. Pas parce que les avocats étaient intrinsèquement mauvais, mais tout simplement parce qu’ils devaient parler d’une réalité qu’ils ne connaissaient pas. »

La jeune Joke décide donc qu’elle sera avocate, la première de la famille. À l’université, son look – jogging, casquette, baskets – détonne un peu. Ses temps libres, elle continue à les passer dans la rue à Molenbeek et elle restera fidèle à elle-même durant tout son parcours à la Vrije Universiteit van Brussel. « J’ai été confrontée à un autre monde, la première année a été difficile, mais je me suis accrochée. Finalement, on m’a acceptée telle que je suis, mais je n’ai pas gardé beaucoup d’amis de cette période universitaire... »
 
Un travail collectif

Elle fait son stage d’avocate chez Jan Fermont, célèbre et respecté pour ses nombreux combats en matière de droit des étrangers. Au début, l’idée était de rendre la défense plus accessible et d’installer différents petits cabinets dans des quartiers populaires. « Hélas, on s’est vite rendu compte que ce n’était pas le meilleur moyen surtout si l’on voulait offrir un maximum de spécialités. Pour mieux travailler et réduire les coûts, nous avons décidé de réunir nos forces dans un seul gros cabinet. Il y en a désormais un à Bruxelles et un à Anvers. » A contrario encore de l’individualisme qui prévaut habituellement dans la profession, le travail est en grande partie collectif, chacun y apportant sa spécialité. Tous ont en commun un idéal, des valeurs fortes et des principes singuliers. « Notre credo n’est pas forcément de défendre les plus démunis, même si extérieurement, ça peut ressembler à ça. Pour nous, l’essentiel, c’est de se battre pour des droits qui ont émergé à force de luttes et qui sont aujourd'hui menacés : le droit au travail, le droit de grève, les droits sociaux, le droit à la dignité doivent être garantis et protégés. On vit dans une société de plus en plus dure... »

Avocats engagés, société enragée, le jeu n’est pas toujours équitable, alors les combats se poursuivent aussi hors des prétoires, comme lorsqu’il s’est agi de défendre les ouvriers de Clabecq ou des réfugiés menacés d’expulsion. « Pour Clabecq, nous avons mené un véritable plaidoyer social, car la question n’était pas seulement juridique, elle devenait clairement politique. Pour les réfugiés afghans, la situation était à ce point révoltante qu’une des avocates est allée jusqu’à faire la grève de la faim avec les réfugiés. C’est aberrant de continuer à dire que Kaboul est une zone sécurisée et qu’on peut y renvoyer les personnes. Un des réfugiés que nous défendions est retourné à Kaboul et il a fait une série de photos pour témoigner de ce qui se passe là-bas. Ces photos ont été exposées à Bruxelles et nous sommes allés plusieurs fois à la rencontre des parlementaires pour leur expliquer concrètement la situation. Leur dire qu’il est inadmissible de renvoyer les Afghans. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et même le HCR nous donnent raison. Mais en Belgique, selon que vous plaidez devant la chambre francophone ou la néerlandophone du CCE (Conseil du contentieux des étrangers), les résultats sont différents. On sait que systématiquement, on perdra côté néerlandophone, avec eux, c’est vraiment la guerre2 ! » Joke estime que le droit des étrangers est en train de régresser, inexorablement. Selon elle, cette régression serait un laboratoire, une première étape avant une régression plus généralisée qui concernerait l’ensemble de la population. « C’est pourquoi il est important de voir au-delà des cas particuliers. » Sur ces dossiers dont la portée dépasse largement la situation individuelle de la personne défendue, le but n'est donc pas seulement d'obtenir gain de cause sur le plan juridique, mais aussi de bousculer les consciences, faire avancer les réflexions, susciter les réformes législatives... une ambition qui dépasse de loin le cadre strictement professionnel.
 
Une cohérence jusqu'au-boutiste

Pour rester cohérents avec les valeurs défendues par le cabinet, les avocats de PLN ont accepté de renoncer au niveau de vie qui accompagne traditionnellement la fonction : les tarifs demandés sont en moyenne deux fois inférieurs à ceux pratiqués à Bruxelles. Avec des revenus moyens oscillant entre 1 200 et 1 500 euros nets par mois et plus de dix années de métier pour la plupart d'entre eux, les avocats du cabinet sont conscients qu'eux-mêmes ne pourraient « se payer un avocat » s’ils en avait besoin. « Mais j'ai un bon diplôme et si j'ai choisi de vivre modestement, je sais que je peux à tout moment trouver un emploi plus rémunérateur. Contrairement à de nombreuses personnes que nous défendons qui, elles, n'ont pas ce choix. »


Les arrangements sont donc parfois de mise avec ces personnes particulièrement fragilisées. « Il nous est déjà arrivé de facturer 250 euros pour un dossier qui avait demandé plus de 40 heures de boulot. Comme on travaille en collectif, on peut se le permettre, mais nous devons fixer des limites au risque de nous mettre nous-mêmes en danger. » L’un de leurs chevaux de bataille, c’est la mutualisation du système de défense, un peu à l’image de ce qui existe pour les médecins. Cela permettrait de généraliser le pro deo. « Aux Pays-Bas, par exemple, ils sont déjà un peu en avance avec un fonds, un système de provision qui permet de rémunérer les avocats pro deo directement et non pas d’attendre que le dossier soit clôturé. En plus, ici, il n’y a qu’une date de clôture, si elle est dépassée, vous pouvez attendre celle de l’année suivante. Se défendre devrait être un droit accessible à tous et pas seulement à ceux qui en ont les moyens, insiste Joke. Actuellement, le système est tellement désavantageux qu’il nous oblige à limiter le nombre de dossiers pro deo à environ un tiers du total. Nous pouvons difficilement augmenter cette proportion pour l’instant. Mais pour les dossiers de réfugiés, c’est d’office du pro deo. »
 
Que peut faire la justice si la société ne change pas ?

À s'impliquer autant pour défendre des hommes et des causes, le risque est parfois d'en faire « trop » : « Parfois, on va jusqu'à se muer en assistant social, parce qu'une personne ou une famille est au fond du gouffre. Mais on doit éviter au maximum, car si on ne place aucune limite, on risque aussi de manquer d'énergie pour le combat juridique premier. » Les jeunes dont elle défend les droits possèdent pourtant tous son numéro de gsm privé... « Beaucoup de jeunes ne connaissent pas du tout leur avocat, ça ne va pas. Je sais que cette manière de travailler empiète souvent sur ma vie privée, mais je ne me vois pas faire autrement. On rencontre des situations très lourdes, très dures. Ça me conforte dans mon choix, ça me désespère aussi quand j’ai l’impression que le droit ne vaut rien, que l’arbitraire l’emporte. »

Finalement, Joke doit bien admettre que le constat qu’elle faisait il y a vingt ans n’a pas changé : « Les juges, pas plus que les avocats, ne connaissent pas la réalité des jeunes qui vivent la précarité et les quartiers difficiles. Or il faut connaître leur vie pour donner une réponse adéquate à leurs problèmes. C’est tellement frustrant que, parfois, j’ai envie de devenir juge ! » Elle franchira peut-être le pas un jour. Mais en toute lucidité, elle admet : « À quoi ça sert d’enfermer un jeune qui a commis des délits si la société ne change pas ? Si en sortant de prison, il retrouve la misère, la médiocrité scolaire et le chômage ? On demande à la justice de résoudre des problèmes qu’elle n’a, de toute évidence, pas les moyens de résoudre. » Et pourtant, elle continue à se battre et croit plus que jamais en ses idéaux. La renonciation ne fait définitivement pas partie de son vocabulaire.

1.Progress Lawyers Network :
- adresse : chaussée de Haecht, 55 à 1210 Bruxelles , Belgique
- 02 215 26 26
- site : www.progresslaw.net

2. De cet engagement auprès des réfugiés afghans est né le projet Solidarity Shop. Il est porté par Samir Hamdard, réfugié afghan à Bruxelles, et Selma Benkhelifa, avocate au Barreau de Bruxelles et membre de PLN. Le site : http://solidarityshop.wordpress.com
 
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