En moins dun an, trois épiceries « arabes » dun même quartier ont définitivement fermé leurs portes. Certes, la spéculation immobilière qui engendre une flambée des baux commerciaux apporte une première explication à ce phénomène. Dans la majorité des cas, ces fermetures se sont faites au profit dagences bancaires et immobilières ou de restaurants asiatiques. Toutefois, linstallation des Monop (Monoprix), des Ed et Leader Price, au cur même des quartiers, reste lune des raisons majeures de ce phénomène.
Fin dune tradition
Dans limaginaire collectif, populaire, le bon vieil « épicier arabe du coin » sert « à dépanner ». Cest le dernier recours quand tout est fermé et quun article savère indispensable au repas du soir ou introuvable ailleurs. Ouvert même le dimanche ce bon épicier du coin joue le rôle dune petite « Samaritaine » où lon trouve de tout : du ghassoul (savon noir), de leau distillée de fleur doranger, de la gomme arabique, de lhuile dargan, rangés pas loin du thé et du Coca, des malabars et de la semoule fine.
Mais lépicier « arabe du coin », cest plus quun simple commerçant. Il est le gardien dune tradition populaire faite de convivialité et de disponibilité, un acteur social, une figure emblématique du commerce ethnique et communautaire. Il incarne à la fois le petit commerce de proximité et limmigré, « arabe du coin » venu de loin, il y a longtemps, du Souss marocain, de la Kabylie et du Mzab Algériens ou de lîle tunisienne de Djerba et qui a fait souche dans le quartier en dépit de tout.
Limage dEpinal, « larabe du coin », résiste à toutes les évolutions. En effet, si lappellation « arabe du coin » a pris le dessus et est devenue une étiquette, un label, tous les épiciers ne sont pas arabes. Ils ne sappellent pas tous Ali ou Ibrahim et toutes les épiceries ne sentent pas le ghassoul et la gomme arabique. De même, les vendeurs-transporteurs de charbons, les raboteurs, les vitriers dautrefois et les cafetiers de Montparnasse nétaient pas tous Bretons, mais Auvergnats, Basques, Savoyards et même polonais ou italiens.
De nombreuses épiceries de quartiers sont tenues et depuis longtemps par des personnes de nationalités et dorigines ethniques diverses. Des arabes et des berbères , certes, mais aussi des chinois, des vietnamiens, des pakistanais et des turcs.
Beaucoup de ces épiciers, dignes représentants des premières générations dimmigrés, ont cédé leurs commerces à des jeunes (fils, cousins ou neveux) nés sur le sol français, maitrisant non seulement la langue et la culture locale mais aussi les règles comptables et les subtilités des liasses fiscales. Ce renouvellement et ce rajeunissement sont à lorigine de lévolution qualitative que connaissent ces épiceries au niveau de leur gestion et de leur lorganisation. Elles sont mieux rangées, bien achalandées, les codes barres ont remplacé les veilles étiquettes écrites à la main. Souvent, les fameux panneaux : « Alimentation générale », ont cédé la place à des enseignes plus modernes qui portent des noms bien « dici ».
Malheureusement, et en dépit de cette évolution et cette adaptation, le phénomène de disparition des petits commerces népargne pas les épiceries traditionnelles. Lintroduction en France du concept américain de Daily Monop (ouvert 24 h/24) et la prolifération des nightshops (Belgique) rendent cette disparition inéluctable.
Les germes du déclin
Beaucoup de communes rurales ou périurbaines (moins de 500 habitants) ont souffert de linstallation massive de grandes surfaces commerciales à leurs portes. Elles ont perdu leurs commerces traditionnels (boulangerie, fleuristes, bouchers, poissonniers) et dans de très nombreux cas, leurs marchés hebdomadaires.
Les commerces dits communautaires, les coiffeurs antillais, les bouchers et boulangers maghrébins, les épiciers asiatiques, turcs, berbères ou arabes, souvent installés au cur des quartiers, sont restés à labri de la poussée des grands enseignes qui prospèrent dans la périphérie des villes.
Les épiceries traditionnelles, implantées depuis des générations au sein de ces quartiers, tiraient plus au moins leur épingle du jeu grâce à un mode de fonctionnement particulier : ouverture tardive et dominicale, disponibilité et convivialité.
Mais, linstallation de Monop et autres Ed et Leader Price dans ces mêmes quartiers a considérablement changé la donne. Inspirés dun concept japonais, « les magasins de convenance », ces enseignes mettent également en avant des arguments forts telles que la proximité, lamplitude horaire (21h et 22h), la livraison à domicile, pratiquent des rabais sur des produits alimentaires de base et proposent même des crédits à la consommation.
Pris ainsi à leur propre jeu, les épiciers « arabes du coin » ont de plus en plus du mal à résister à cette concurrence directe et proche. Crise économique oblige, les clients préfèrent ces enseignes qui leur proposent, en plus de la proximité, la qualité des produits et, surtout, des prix nettement inférieurs à ceux pratiqués par lépicier « arabe du coin ».
Certes, la carte de la convivialité et de la qualité reste un argument de poids que certains artisans tels que les boulangers, les bouchers voire les poissonniers et les fleuristes, peuvent encore mettre en avant pour résister à la poussée des Monop et autres enseignes. Mais, le combat reste inégal et David aura, cette fois ci, beaucoup de mal à terrasser Goliath.
Les épiceries traditionnelles, plus familièrement nommées les « arabes du coin » ne peuvent longtemps résister à linstallation de ces enseignes au cur des quartiers et parfois en face delles. Lassouplissement de la législation sur le travail du dimanche, la vente par correspondance qui vit une véritable révolution grâce à linternet, vont accentuer leurs difficultés et rendent ce phénomène de déclin et de disparition de plus en plus inévitable.
Léo ferré chantait, il y a plus de 30 ans, pour exprimer la tristesse et la nostalgie du temps qui passe : « avec le temps va, tout sen va, même les chouettes souvenirs ». La disparition des épiceries traditionnelles annonce en effet la fin dune époque et consacre le triomphe de concepts commerciaux impitoyables (Daily Monop et nightshops) où seule compte la rentabilité à outrance. Avec elles disparaîtront à jamais de nos quartiers des repères, des visages familiers, des silhouettes habituelles et un modèle commercial spécifique qui a fait ses preuves comme moyen dintégration économique et sociale de plusieurs milliers de maghrébins.
« Je laisse aller un mort, un évêque, un roi, sans y faire attention ; mais je ne vois jamais avec indifférence un épicier », écrit Honoré de Balzac (1799-1850) dans son livre, Lépicier, (1840). Que dire de plus. Cest le plus beau et le plus ample hommage quon puisse faire aujourdhui à nos épiciers « arabes du coin ».
Mohammed Mraizika
Il auraient plutôt du mettre épicier berbère vu qu'ils le sont quasiment tous, mais c'est vrai que pour le français lambda, c'est un épicier arabe