FERHAT ABBAS (1927).
Lhistoire des étudiants musulmans algériens de formation française, du début du XXe siècle jusquà lindépendance de leur pays, est celle dune tentative de « conquête morale » qui obtint dabord un succès inespéré, mais pour aboutir en fin de compte à un échec paradoxal. Par « conquête morale » il faut entendre non la création de liens damitié entre deux peuples libres, mais la transformation, la consolidation dune annexion opérée de force, et précaire comme son instrument, en une adhésion durable parce que volontaire des vaincus à la nationalité du vainqueur. Cette « conquête morale » vise à justifier la conquête militaire et à en pérenniser le résultat politique. Elle est linstrument dune politique dabsorption par assimilation. La France en avait bien besoin pour consolider sa mainmise sur lAlgérie, dont la population indigène, soumise par des moyens dont on nignore pas la brutalité, restait moralement impénétrable et rétive à lautorité étrangère, dont elle espérait être délivrée miraculeusement par la volonté de Dieu.
Mais en quoi lhistoire des étudiants est-elle représentative de celle de leur peuple ? Assurément, leur nombre était infime. En un sens, ils ne représentaient queux-mêmes. Mais leur aventure exceptionnelle sinscrit dans un phénomène plus général dacculturation, à la fois modernisation et francisation partielle, qui a touché une bonne partie du peuple musulman algérien, en Algérie dans les villes et dans les champs des colons, en France dans les usines et les casernes. Les étudiants ont subi la forme extrême de ce « métamorphisme de contact », pour reprendre la métaphore dÉmile-Félix Gautier. Il faudrait aussi tenir compte du nombre non négligeable des « étudiants de regret », qui leur enviaient ce titre prometteur de promotion sociale. Enfin et surtout, la sélection de cette maigre élite lavait constituée de façon égale à partir de toutes les couches de la société musulmane : en ce sens elle était vraiment représentative.
Mais il reste vrai que cette expérience dassimilation, limitée à un échantillon très réduit, souffrit gravement de cette limitation. On peut y voir lune des causes de léchec final.
Pour autant quon le connaisse, leur nombre a toujours été remarquable par sa faiblesse, et vers la fin de la période par laccélération de sa croissance. En 1953-1954, leffectif serait denviron 1.700, dont 600 à Alger ; cette Université comptait alors 11,4 % détudiants musulmans, alors que la population non musulmane représentait 10,5 % de la population de lAlgérie. Alors que 1 Européen dAlgérie sur 227 était étudiant, 1 musulman sur 15.341 avait cette chance ! [1]
Bilan surprenant si lon noublie pas quen 1830 le niveau dinstruction en Algérie était sensiblement égal, en proportion, à ce quil était en France (40 % de lettrés). Les témoins français de la conquête lont attesté. Un siècle plus tard, la parité est rompue : alors quen France lanalphabétisme a presque disparu, il sest généralisé parmi les indigènes algériens : 90 % des adultes en 1948. En 1954, 14,6 % des jeunes dâge scolaire sont scolarisés.
Cette évolution à rebours sexplique par lhistoire tourmentée de lAlgérie contemporaine. Les chiffres ne disent pas tout. En 1830, le système denseignement musulman perpétuait une mentalité profondément étrangère à lesprit européen. Reposant sur lapprentissage du Coran en arabe classique, il donnait la première et presque la seule place aux disciplines religieuses, conformément à la conception théocratique du Moyen Age. Il ignorait superbement la philosophie des lumières et le progrès scientifique et technique. La conquête ne fit quaggraver cette incompréhension : aux tentatives de « conquête morale » par lécole française répondit le refus scolaire » [2]. Les musulmans refusaient « lécole du diable », « piège tendu à leur nationalité et à leur religion », dautant plus farouchement quils avaient vu leurs propres écoles disparaître presque totalement du fait de la confiscation des biens « Habous » consacrés à leur entretien. Ce refus scolaire, sensible particulièrement quand la France est en guerre, explique léchec presque total de la scolarisation française pendant les cinquante premières années de notre domination. Mais après la répression de la dernière révolte générale en 1871, la résignation sinstalle et le refus scolaire saffaiblit. Après 1945, il a pratiquement disparu : les musulmans réclament des écoles françaises.
Mais une autre cause a retardé la scolarisation des indigènes. Les colons dAlgérie, tout-puissants sur place depuis linstauration du régime civil en 1870, ont jugé absurde de chercher à instruire par la contrainte des gens qui refusaient cette instruction. Ils laissèrent dépérir le système scolaire « arabe-français » développé à grand-peine sous le Second Empire, et sopposèrent à Jules Ferry en 1883 quand celui-ci fit appliquer à lAlgérie les nouvelles lois scolaires françaises : « Stupéfaites de se voir imposer des constructions décoles pour cette foule de gueux alors quelles manquaient de routes pour desservir la colonisation », les municipalités se refusèrent à « cette coûteuse et dangereuse expérience » [3]. Cette formule résume avec bonheur les arguments des colons (lun économique, lautre politique) : « Si linstruction se généralisait, le cri unanime des indigènes serait : « LAlgérie aux Arabes ! » Les deux arguments se combinent de façon alarmante : léconomie algérienne a besoin de travailleurs manuels, douvriers agricoles surtout, non pas dintellectuels raisonneurs et ambitieux. En fabriquer revient à multiplier les déclassés, les aigris, les rebelles. En novembre 1954, M. Gabet, maire de Koléa, explique ainsi la rébellion devant lAssemblée algérienne.
Ainsi la rareté des étudiants musulmans algériens de culture française sexplique-t-elle par la « redoutable unanimité » [4] qui a cumulé les effets de la « volonté dobscurantisme des colons » avec ceux du « refus scolaire » des indigènes.
Mais il ne suffit pas de constater la disparition progressive du refus scolaire : encore faut-il lexpliquer. Sagit-il dune réaction collective de la Communauté musulmane qui comprend quelle a tout à gagner à sapproprier les secrets du vainqueur ? Cest vrai à la fin mais non au début : le mur du refus scolaire a dabord été ébranlé par des défections individuelles. La fin du refus scolaire est donc un fait social bien plus quun fait politique. Et le contraire eût été bien étonnant. La grande insurrection de 1871 fut la dernière réaction collective du peuple indigène à la conquête et à la colonisation. Après cette date, on ne parle plus guère de « nationalité » à son propos : on le définit comme une « poussière de tribus », voire une « poussière dindividus » (Lyautey), en fait une poussière de familles. Cest le temps du « Vae victis » et du « Chacun pour soi et Dieu pour tous ». Dune part, la société indigène dans son ensemble a été écrasée, appauvrie, même laristocratie dans une certaine mesure après la révolte de Mokrani en 1871. Dautre part, les grands et les moins grands essaient de sauver la situation de leurs familles en se mettant au service de lAdministration coloniale. Cette catégorie de « loyaux serviteurs » comprend toute une gamme de fortunes, mais les petits caïds sont plus nombreux que les grands bachagas. Beaucoup sont à lorigine de petites gens qui doivent leur promotion à la France.
Cet état de la société indigène bouleversée par la conquête explique un fait paradoxal : létudiant algérien, ce privilégié, est réputé dorigine modeste. Depuis Ferhat Abbas et avant lui, les intéressés nont cessé de le proclamer : « Nous sommes pour la plupart des pauvres gens sortis des douars et de familles modestes pour devenir des bacheliers on ne sait comment. » [5] Il nous appartient déclaircir ce point.
Lhistoire des étudiants musulmans algériens de formation française, du début du XXe siècle jusquà lindépendance de leur pays, est celle dune tentative de « conquête morale » qui obtint dabord un succès inespéré, mais pour aboutir en fin de compte à un échec paradoxal. Par « conquête morale » il faut entendre non la création de liens damitié entre deux peuples libres, mais la transformation, la consolidation dune annexion opérée de force, et précaire comme son instrument, en une adhésion durable parce que volontaire des vaincus à la nationalité du vainqueur. Cette « conquête morale » vise à justifier la conquête militaire et à en pérenniser le résultat politique. Elle est linstrument dune politique dabsorption par assimilation. La France en avait bien besoin pour consolider sa mainmise sur lAlgérie, dont la population indigène, soumise par des moyens dont on nignore pas la brutalité, restait moralement impénétrable et rétive à lautorité étrangère, dont elle espérait être délivrée miraculeusement par la volonté de Dieu.
Mais en quoi lhistoire des étudiants est-elle représentative de celle de leur peuple ? Assurément, leur nombre était infime. En un sens, ils ne représentaient queux-mêmes. Mais leur aventure exceptionnelle sinscrit dans un phénomène plus général dacculturation, à la fois modernisation et francisation partielle, qui a touché une bonne partie du peuple musulman algérien, en Algérie dans les villes et dans les champs des colons, en France dans les usines et les casernes. Les étudiants ont subi la forme extrême de ce « métamorphisme de contact », pour reprendre la métaphore dÉmile-Félix Gautier. Il faudrait aussi tenir compte du nombre non négligeable des « étudiants de regret », qui leur enviaient ce titre prometteur de promotion sociale. Enfin et surtout, la sélection de cette maigre élite lavait constituée de façon égale à partir de toutes les couches de la société musulmane : en ce sens elle était vraiment représentative.
Mais il reste vrai que cette expérience dassimilation, limitée à un échantillon très réduit, souffrit gravement de cette limitation. On peut y voir lune des causes de léchec final.
Pour autant quon le connaisse, leur nombre a toujours été remarquable par sa faiblesse, et vers la fin de la période par laccélération de sa croissance. En 1953-1954, leffectif serait denviron 1.700, dont 600 à Alger ; cette Université comptait alors 11,4 % détudiants musulmans, alors que la population non musulmane représentait 10,5 % de la population de lAlgérie. Alors que 1 Européen dAlgérie sur 227 était étudiant, 1 musulman sur 15.341 avait cette chance ! [1]
Bilan surprenant si lon noublie pas quen 1830 le niveau dinstruction en Algérie était sensiblement égal, en proportion, à ce quil était en France (40 % de lettrés). Les témoins français de la conquête lont attesté. Un siècle plus tard, la parité est rompue : alors quen France lanalphabétisme a presque disparu, il sest généralisé parmi les indigènes algériens : 90 % des adultes en 1948. En 1954, 14,6 % des jeunes dâge scolaire sont scolarisés.
Cette évolution à rebours sexplique par lhistoire tourmentée de lAlgérie contemporaine. Les chiffres ne disent pas tout. En 1830, le système denseignement musulman perpétuait une mentalité profondément étrangère à lesprit européen. Reposant sur lapprentissage du Coran en arabe classique, il donnait la première et presque la seule place aux disciplines religieuses, conformément à la conception théocratique du Moyen Age. Il ignorait superbement la philosophie des lumières et le progrès scientifique et technique. La conquête ne fit quaggraver cette incompréhension : aux tentatives de « conquête morale » par lécole française répondit le refus scolaire » [2]. Les musulmans refusaient « lécole du diable », « piège tendu à leur nationalité et à leur religion », dautant plus farouchement quils avaient vu leurs propres écoles disparaître presque totalement du fait de la confiscation des biens « Habous » consacrés à leur entretien. Ce refus scolaire, sensible particulièrement quand la France est en guerre, explique léchec presque total de la scolarisation française pendant les cinquante premières années de notre domination. Mais après la répression de la dernière révolte générale en 1871, la résignation sinstalle et le refus scolaire saffaiblit. Après 1945, il a pratiquement disparu : les musulmans réclament des écoles françaises.
Mais une autre cause a retardé la scolarisation des indigènes. Les colons dAlgérie, tout-puissants sur place depuis linstauration du régime civil en 1870, ont jugé absurde de chercher à instruire par la contrainte des gens qui refusaient cette instruction. Ils laissèrent dépérir le système scolaire « arabe-français » développé à grand-peine sous le Second Empire, et sopposèrent à Jules Ferry en 1883 quand celui-ci fit appliquer à lAlgérie les nouvelles lois scolaires françaises : « Stupéfaites de se voir imposer des constructions décoles pour cette foule de gueux alors quelles manquaient de routes pour desservir la colonisation », les municipalités se refusèrent à « cette coûteuse et dangereuse expérience » [3]. Cette formule résume avec bonheur les arguments des colons (lun économique, lautre politique) : « Si linstruction se généralisait, le cri unanime des indigènes serait : « LAlgérie aux Arabes ! » Les deux arguments se combinent de façon alarmante : léconomie algérienne a besoin de travailleurs manuels, douvriers agricoles surtout, non pas dintellectuels raisonneurs et ambitieux. En fabriquer revient à multiplier les déclassés, les aigris, les rebelles. En novembre 1954, M. Gabet, maire de Koléa, explique ainsi la rébellion devant lAssemblée algérienne.
Ainsi la rareté des étudiants musulmans algériens de culture française sexplique-t-elle par la « redoutable unanimité » [4] qui a cumulé les effets de la « volonté dobscurantisme des colons » avec ceux du « refus scolaire » des indigènes.
Mais il ne suffit pas de constater la disparition progressive du refus scolaire : encore faut-il lexpliquer. Sagit-il dune réaction collective de la Communauté musulmane qui comprend quelle a tout à gagner à sapproprier les secrets du vainqueur ? Cest vrai à la fin mais non au début : le mur du refus scolaire a dabord été ébranlé par des défections individuelles. La fin du refus scolaire est donc un fait social bien plus quun fait politique. Et le contraire eût été bien étonnant. La grande insurrection de 1871 fut la dernière réaction collective du peuple indigène à la conquête et à la colonisation. Après cette date, on ne parle plus guère de « nationalité » à son propos : on le définit comme une « poussière de tribus », voire une « poussière dindividus » (Lyautey), en fait une poussière de familles. Cest le temps du « Vae victis » et du « Chacun pour soi et Dieu pour tous ». Dune part, la société indigène dans son ensemble a été écrasée, appauvrie, même laristocratie dans une certaine mesure après la révolte de Mokrani en 1871. Dautre part, les grands et les moins grands essaient de sauver la situation de leurs familles en se mettant au service de lAdministration coloniale. Cette catégorie de « loyaux serviteurs » comprend toute une gamme de fortunes, mais les petits caïds sont plus nombreux que les grands bachagas. Beaucoup sont à lorigine de petites gens qui doivent leur promotion à la France.
Cet état de la société indigène bouleversée par la conquête explique un fait paradoxal : létudiant algérien, ce privilégié, est réputé dorigine modeste. Depuis Ferhat Abbas et avant lui, les intéressés nont cessé de le proclamer : « Nous sommes pour la plupart des pauvres gens sortis des douars et de familles modestes pour devenir des bacheliers on ne sait comment. » [5] Il nous appartient déclaircir ce point.