La géographie dans l'enseignement secondaire indigène au maroc

Le jeune indigène qui a accédé à l'enseignement secondaire a, plus encore que son camarade européen, une certaine peine à s'adapter aux études géographiques. S'il arrive à connaître avec une précision mathématique des superficies, l'altitude des montagnes, la longueur et la puissance des fleuves, la hauteur des précipitations, le nombre d'habitants des villes ou des pays, les chiffres des échanges, la vie lui échappe. Sans avoir la mémoire qu'on lui prête, il a un cerveau docile et il a vite fait de considérer la géographie comme une collection endormante de noms et de chiffres. Ce n'est pas tout à fait sa faute. Maîtreset manuels, les géographes arabes classiques eux-mêmes, s'il s'aventure à les lire, en sont bien souvent quelque peu responsables. Sa formation première l'incite souvent, en Afrique du Nord du moins, à considérer la géographie comme une science qui s'apprend, sans qu'il soit nécessaire d'y apporter beaucoup de réflexion. Il ne voit pas que la géographie est l'étude de changements incessants, de la réalité mouvante, de l'effort créateur. Inutile de faire intervenir ici la notion que « le monde est immuable, que l'homme est impuissant devant la volonté divine » : argumentation facile. Non. Il est sans doute, souvent, dans les villes, très fort en langue arabe et en droit musulman. Mais bien plutôt il n'a rien vu et rien, chez lui, surtout s'il est citadin et bourgeois, ne l'incite au voyage. Le montagnard n'a jamais vu la mer, le citadin n'a jamais vu la montagne ou la neige. Comment lui faire comprendre ce que c'est qu'une pénéplaine, un volcan, un glacier, les paysages verts, tout en nuances de chez nous, les haies et les chemins creux de nos bocages, nos forêts humides, ou même une oasis, une grosse filature, une fonderie, un port ? S'il a été à Casablanca, il n'a pas vu la jetée, pèlerinage obligatoire pour tout Européen. Pénéplaine, volcan, glacier, ce sont des mots, de la littérature : jamais un paysage, une image; et, si le matériel de son établissement scolaire permet qu'on lui montre une photo, ce qui est rare, il ne voit rien sur cette photo qu'il puisse animer. Comment en serait- il autrement ? Pendant les vacances, il s'enferme chez lui, et, s'il sort de sa ville, c'est pour s'enfermer ailleurs, après avoir fermé les yeux durant tout le voyage qui n'est que fatigue. Il ignore à peu près tout de son pays ; comment s'intéresserait-il à ceux des autres ? Au Maroc, il vit encore le plus souvent dans une société close, raffinée s'il est bourgeois,

primitive au cas où il serait paysan ; la civilisation européenne lui apparaît commode, assez extraordinaire, mais, à coup sûr, pas admirable ; il n'en connaît que les formes extérieures : ingéniosité, vitesse, productivité ; son cerveau est farci d'idées toutes faites, sur ses manifestations, sur nous-mêmes ; il l'ignore au fond, cette civilisation européenne, comme l'Européen ignore généralement la sienne.

Dresch Jean. La géographie dans l'enseignement secondaire indigène au Maroc. In: L'information géographique. Volume 1 n°1,
1936. pp. 27-28.
 
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