Suffit-il d’enseigner la liberté d’expression à l’école ?
La mort terrible de Samuel Paty a suscité un torrent de réactions où dominent les voix autorisées, relayées gaillardement et parfois éhontément par de grands médias. On ne hurlera pas ici avec les loups. La meute est assez nombreuse.
On a cependant à l’esprit que les déterminants de cette situation dramatique sont à considérer au-delà de l'école. Les responsabilités et les causes sont d'abord à rechercher du côté du politique et des déséquilibres socio-économiques. Mais il n'est pas lieu d'en discuter ici.
Car nous, enseignants, sommes invités à renforcer notre enseignement de la liberté d'expression comme contre-feu à la montée en puissance de la bête immonde intégriste, tout en l'opposant comme geste de bravoure républicaine. Je voudrais faire entendre une petite voix (voie) alternative au milieu du concert fracassant et mortifère auquel nous assistons. Elle s’appuie sur mon expérience dans le premier degré, mais je connais des collègues du second degré qui travaillent sur les mêmes bases, avec leurs contraintes propres.
Voici donc : plutôt que d’enseigner la liberté d’expression dans des cours ou des leçons hors contexte, ne doit-on pas apprendre aux enfants, aux jeunes, à s’exprimer librement, au quotidien dans la classe ? Ne doit-on pas éduquer à cette expression libre en la faisant vivre vraiment ? Il me semble que les programmes de 2015/2016 avec leurs préconisations d'approche transdisciplinaire de l'enseignement moral et civique allaient dans le bon sens, même s’ils mettaient toujours en avant la notion d'enseignement.
Or, j'ai bien peur qu'on assiste aujourd'hui au retour en force de l'instruction civique de papa et maman, conception qui n'a sans doute jamais quitté les esprits. Quand les réseaux sociaux prolifèrent, quelquefois pour le meilleur, trop souvent pour le pire, quand YouTube est une source d'informations captées sans filtre par nombre d’enfants et de jeunes, avec les comportements d’évitement que cela génère par rapport aux savoirs d'autorité, une instruction frontale, magistrale rencontre ses limites, si elle demeure la forme la plus courante de transmission des connaissances.
À la différence d’un enseignement hors-sol avec ses programmations et progressions impersonnelles, n'est-il pas plus fécond d'accueillir la parole authentique, parfois dérangeante, des enfants et des jeunes, leurs questions vives, leurs conceptions initiales, si on veut stimuler et entretenir leurs dispositions à apprendre et à découvrir ? Comme les adultes livrés à une société gangrenée par l'ultra-compétition et la montée inexorable des inégalités, avec comme seul viatique un consumérisme débridé, les enfants, les jeunes qui nous sont confiés sont en quête de sens. Une des missions de l'école laïque, émancipatrice, n'est-elle pas de leur donner des clés culturelles pour construire un chemin personnel, les aider à mettre de l'ordre dans ce chaos, et s’il le faut, à l’encontre des conceptions de leur milieu d’origine ?
Gaston Bachelard, suivi par de nombreux chercheurs en sciences de l'éducation, avait alerté sur la prégnance des représentations premières et sur les obstacles qu'elles peuvent constituer dans l'apprentissage quand on néglige leur déconstruction. Découvrir l'altérité, comme premier pas vers l'émancipation, c'est accepter de s’ouvrir à l’autre, à ses idées, à sa façon d’être au monde. Des enfants habitués aux débats, à la confrontation verbale des représentations dans les différents domaines d'apprentissages — le fameux conflit sociocognitif – , seront peut-être plus disposés à la prise en compte sereine, dépassionnée de la vision de l'autre. Et cela demande une pratique quotidienne dans les différents champs disciplinaires, sans se limiter aux seuls débats à visée philosophique initiés par le professeur ou à des heures de vie de classe sans véritable enjeu.
Quand on écrit quotidiennement des textes libres qui seront lus devant le groupe et soumis à son interprétation critique mais bienveillante, quand on construit ou on consolide ensemble des notions d'orthographe lors de dictées coopératives, quand on échange sur les différentes stratégies ou techniques trouvées lors d'une recherche mathématique libre, quand un groupe se met d'accord pour faire évoluer les règles d'un jeu collectif, quand on demande de formuler un avis argumenté et constructif suite à la présentation d'une création théâtrale ou dansée réalisée par des pairs, quand on demande à chacun d’expliciter ses conceptions initiales dans un débat scientifique sur un phénomène naturel en vue de le problématiser et de soumettre à validation les hypothèses retenues par le groupe... on rend disponible à d'autres visions que celles dont chacun est porteur au départ.