La révolution de la gifle

Le printemps arabe, parti de Tunisie, aurait été déclenché par l’agente municipale Fayda Hamdi, responsable de l’immolation d’un marchand ambulant qu’elle aurait frappé. Une version contestée

«Un détail, cette claque»

Dans le jardin public de Sidi Bouzid, transformé en café en plein air, Lamine al-Bouazizi cite Jean Baudrillard, qui écrivait sur le 11 Septembre : «Quand on attaque l’ennemi avec son propre corps, on l’annihile.» Puis le militant raconte l’histoire de la fameuse gifle : «En fait, on a tout inventé moins d’une heure après sa mort. On a dit qu’il était diplômé chômeur pour toucher ce public, alors qu’il n’avait que le niveau bac et travaillait comme marchand des quatre-saisons. Pour faire bouger ceux qui ne sont pas éduqués, on a inventé la claque de Fayda Hamdi. Ici, c’est une région rurale et traditionnelle, ça choque les gens. Et de toute façon, la police, c’est comme les Etats-Unis avec le monde arabe : elle s’attaque aux plus faibles.» Le militant, fluet et malicieux comme un lutin, sort son téléphone de sa poche dans un sourire : «Ça, c’est le diable, c’est notre arme. Il a suffi de quelques coups de fil pour répandre la rumeur. De toute façon, pour nous, c’était un détail, cette claque. Si Bouazizi s’est immolé, c’est parce qu’on ne voulait pas le recevoir, ni à la mairie ni au gouvernorat.» Le bouche-à-oreille s’est révélé d’une redoutable efficacité : l’après-midi même, quelque 2 000 personnes manifestaient devant le gouvernorat. «On a compris ce jour-là, dans les yeux des policiers, que la peur avait changé de camp.»

Pour étayer sa démonstration, Lamine al-Bouazizi livre un détail aussi troublant qu’inattendu : le propre frère de Fayda Hamdi, Fawzi, enseignant à Sidi Bouzid et militant de la centrale syndicale UGTT, a participé délibérément à l’intox. «Ce qui comptait pour lui, c’était la lutte politique, l’efficacité. Il ne se doutait pas qu’elle en paierait les conséquences.» Joint au téléphone, Fawzi Hamdi répond laconiquement qu’il «ne veut pas parler à la presse». La culpabilité, peut-être, d’avoir contribué à faire envoyer sa sœur en prison. A la fin de la garde à vue, le 31 décembre, les deux collègues de Fayda Hamdi sont relâchés, tandis qu’elle est présentée au juge d’instruction, qui l’inculpe d’«usage de la violence sans motif légitime» dans le cadre de ses fonctions, d’«atteinte à l’honneur» et de «diffamation».

A la prison de Gafsa, Fayda Hamdi a été placée sous une autre identité, afin d’éviter les représailles. Quand Ben Ali tombe, le 14 janvier, elle se sent plus seule que jamais : «Moi aussi, j’étais une victime du régime, mais je ne pouvais rien dire, se souvient Fayda. Au bout d’un mois, j’ai commencé à me confier aux détenues les plus proches, je me suis aperçue qu’elles ne m’en voulaient pas.» Parallèlement, ses parents, ses proches et son avocate se mobilisent à l’extérieur.«Son frère Fawzi a commencé à approcher les militants un à un, raconte Lamine al-Bouazizi. Il nous a dit: "Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait pour Fayda, qui est en prison ? Vous savez bien qu’on a exagéré toute cette histoire." Il nous a convaincus de créer un groupe de soutien sur Facebook. Nous, on militait contre Ben Ali, pas contre Fayda.»

(...)

http://www.liberation.fr/monde/01012342664-la-revolution-de-la-gifle
 
Retour
Haut