La richesse, menace pour la dignité humaine?

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Bladinaute averti
Une entrevue, faite en 2004, avec Majid Rahnema l'auteur de "Quand la misère chasse la pauvreté". Ce n'est pas d'hier, mais il a sur la pauvreté des considérations très personnelles et décapantes qui valent la peine d'être lues et méditées.


"La Décroissance : Dans votre livre, vous dites que l'économie moderne est l'ennemie du social, comment en est-on arrivé là ?
Majid Rahnema : Le mot économie vient du grec oikonomia. C'est un mot inventé par les Grecs pour décrire la gestion de la maisonnée. L'oikonomia originelle fut pendant des millénaires une économie de subsistance ; en Grèce, elle était entièrement organisée par les gens de la maison. On discutait des besoins ressentis en famille et de comment les satisfaire le plus économiquement possible. Aujourd'hui l'économie, contrairement à ce qu'on peut penser, ne sert plus les besoins de la société. L'économie a sa propre logique, séparée, "désenchassée" du social. Elle va bien sûr produire de la nourriture, mais parce que ce sont des choses profitables, qui rapportent de l'argent.
Par exemple, les grandes entreprises, quand elles veulent créer un produit, envoient toute une armée de sociologues et d'experts en consommation pour étudier la psychologie et le comportement des consommateurs. L'enquête n'a cependant pas pour objet d'améliorer leurs conditions de vie. Elle cherche plutôt à voir comment de nouveaux "besoins" pourraient être créés, qui rapporteraient plus d'argent.
Prenons l'exemple des transports : l'économie productiviste s'intéresse peu à la marche à pied, ou seulement en faisant des chaussures chères. Par contre la voiture l'intéresse. Mais la finalité de la voiture n'est pas du tout d'arriver confortablement et rapidement à un endroit ! La voiture est une marque de statut social. La Ferrari n'est pas un besoin !
L'économie a donc tendance à sortir du social, parce que le social ne l'arrange pas du tout. Toute société digne de ce nom est en effet régie par des règles morales, alors que l'économie est par nature amorale. Par exemple, la production de cigarettes se justifie pour l'économie puisqu'elle lui rapporte de l'argent. Alors que pour la société, une production aussi dangereuse pour la santé est inacceptable.

Votre expérience à l'UNESCO et à l'ONU vous fait dire que l'économie de croissance elle-même crée la pauvreté. La croissance n'est donc pas créatrice de richesse ?
Moi-même j'ai mis quinze ans pour réussir à sortir de la pensée du développement. Dans le dictionnaire, on décrit le "développement", la "croissance", comme le passage du bourgeon à la fleur, du bouton à la rose. C'est une image très belle... Qui pourrait être contre la croissance d'un enfant ou contre la floraison ?
Pour répondre à votre question, il s'agit de définir ce qu'est la richesse et la pauvreté. Il est certain que l'économie moderne a une capacité de productions matérielles sans rapport avec toutes celles qui l'ont précédée. Mais cela ne représente qu'une de ses faces. Elle en a, hélas !, une autre qu'elle se garde bien de dévoiler : celle de la production de raretés d'un type nouveau, des besoins socialement fabriqués, comme la voiture, les articles ménagers et autres produits de consommation, qui sont réservés aux plus riches. Les "richesses" créées par l'économie dite de croissance n'ont représenté pour les pauvres que des sources nouvelles de précarisation et de misère.
Aujourd'hui 1,1 milliard de gens vivent avec moins d'un dollar par jour ! La dépendance alimentaire de millions de personnes est quelque chose d'absolument inédit dans l'histoire de l'humanité. Et pourtant nous vivons dans un système économique des plus effroyablement efficaces en termes de productions de marchandises.
Alors, avant de faire pousser des roses, il faut d'abord défendre ce qu'est une bonne rose, et refuser l'idée d'une seule sorte de rose, belle, performante, inaltérable, que voudrait nous vendre la croissance.

Votre livre plaide pour la redécouverte de ce mode de vie simple.
Comment prôner la pauvreté ?
Il faudra un certain temps pour que les gens voient dans la décroissance un mode de vie acceptable. Moi-même, j'ai besoin d'une petite bibliothèque, de disques, d'une petite télé, surtout de la radio, et je suis obligé aujourd'hui de travailler avec un ordinateur, c'est devenu une addiction ; même si je sais combien c'est mauvais, je dois les avoir. Quand ils entendent le mot décroissance, les gens pensent chômage, donc menace. Dans ce sens monolithique, la décroissance ne sera jamais acceptée. Pourtant, pendant des millénaires, le mode de vie normal de l'immense majorité des populations du monde dépendait des richesses d'une toute autre nature : celles du lien social, celles de l'équilibre qui permettait aux humains de vivre en résonance avec la nature. Ce mode de vie simple et frugal qu'était la pauvreté conviviale était fait de solidarité, de réciprocité et de partage.
Ce qu'on constate aujourd'hui dans les mouvements sociaux qui voient le jour - les Zapatistas, les Sans-Terres, la Swadhyaya, la Sarvodaya, les mouvements d'altermondialisation, etc. - est une volonté de réinventer ces richesses que sont les liens humains de toutes sortes. Les mouvements de résistance ne se laissent plus facilement impressionner. Ils ne croient plus que tous les malheurs des pauvres se résument par le sous-développement. Ils ne croient plus que le citoyen d'un pays du Nord sachant manipuler l'lnternet serait plus "développé" qu'un Platon ou un Avicenne. Ou que Louis XIV serait aussi un sous-développé parce qu'il n'avait ni douche, ni voiture, ni aucun des gadgets de la technologie moderne.

Comment comprendre que posséder moins ce n'est pas être malheureux ?
Pour cela, nous devons sortir de nos paradigmes de pensée, refuser de se plier à la manie de l'acquisition, et du changement à tout prix. Quand on est heureux, quand on est amoureux, on n'a pas envie de changer. Le changement permanent est signe d'insatisfaction. La première des sagesses est donc de se contenter de ce qu'on a, de maintenir sa dignité et sa culture. La principale condition est une transformation de son attitude.
Ce qui nous fait mal c'est que la technique nous permet de nous prendre pour des Dieux. Moi je préfère dire qu'il faut prendre conscience de sa propre impuissance. Une fois que je connais les domaines de mon impuissance, je concentrerai mon énergie sur ce que je peux faire. Je refuse de penser que les personnes appauvries n'ont pas de pouvoir. La simplicité volontaire, la pauvreté choisie, implique une révolution intérieure. En cela, l'idée de "la joie de vivre" de votre journal n'est pas bête... Vous pouvez vivre avec bien peu de choses dans la joie. Il suffit de réinventer le présent, de vivre à partir de nos différences, de notre culture héritée du passé et de notre éthique. Il faut passer du "produire plus" au comment vivre plus dignement, en respectant la Nature et les autres. Mais les gens ignorent que la vie simple est plus riche et moins asservissante que la richesse.
On m'a invité récemment à un colloque de la Banque Mondiale à Nantes dont le titre était "La pauvreté, une atteinte aux droits de l'homme" ... Mais pour moi c'est la richesse qui actuellement est une menace pour les droits de l'homme !

Pour vous, un mode de vie simple passe forcément par la spiritualité ; est-ce recevable dans une société hostile à toute forme d'Eglise ?
Lorsqu'on parle de religion, on donne toujours les pires exemples, l'Inquisition, les Croisades, et la nuisance extrême de ceux qui se croient inspirés par Dieu. C'est comme lorsqu'on parle d'économie administrée, c'est forcément Staline et les camps... Bien sûr, il n'a jamais manqué de gens pour corrompre le message du Christ (si l'on ne devait parler que de christianisme), mais ce dont je parle, c'est d'un retour aux sources de la spiritualité. Dieu est en chacun de nous, c'est ce que nous avons de meilleur en nous, de beau, de vrai, cette part de mystère et d'humain que nous pouvons ou non appeler Dieu. Je préférerai toujours ce Dieu là à tous les Dieux inventés par les professionnels de la divinité.
Propos recueillis par Sophie Divry"
 
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