Bouteflika, rempart contre l'islamisme
La Chronique d'Alexandre Adler.
La candidature officielle d'Abdelaziz Bouteflika à sa propre réélection marque en réalité une période d'apaisement et de progrès politique pour l'Algérie. Pour comprendre les mécanismes assez complexes de la politique algérienne, il faut remonter au point de départ véritable de l'Algérie contemporaine, la proposition de partage du pouvoir avec les islamistes en 1994-1995, connue sous le nom de négociations de Sant'Egidio. C'est là que se situe le véritable tournant où l'Algérie quitte définitivement les eaux du parti unique FLN, et se confronte à son destin.
D'un côté, il y a tous ceux qui, épuisés, terrifiés, ou même faussement confiants devant la vague islamiste, ont décidé de capituler par étapes et d'accepter le pouvoir du FIS, moyennant quelques concessions aléatoires. Outre le Quai d'Orsay et une partie notable de la profession journalistique française, le parti de la capitulation rassemble aussi en Algérie une partie du mouvement kabyle, le FFS d'Aït Ahmed qui espère tirer son épingle du jeu, grâce aux traditions laïques de sa région, une partie des cadres les plus islamisants du FLN et quelques grands personnages qui espèrent se faire coopter comme « modérés de service » par les islamistes. Sans surprise, on trouve pour incarner cette posture le grand diplomate islamisant qu'est Taleb Ibrahimi mais plus étonnamment le grand technocrate, Mouloud Hamrouche. Il avait mis en œuvre les premiers pas de l'économie de marché, et signera ce jour-là bien involontairement sa mise à la retraite prolongée.
De l'autre côté, le rassemblement est également assez hétérogène : outre Charles Pasqua, qui s'est comporté là en homme d'État, et Jean Daniel, imperturbable dans sa lucidité, on trouve en Algérie, à refuser de se rendre aux violents, un parti aussi hétérogène que l'on voudra mais qui porte par son geste l'avenir véritable du pays. Il y a l'armée bien sûr dont on feint souvent de ne pas s'apercevoir qu'elle reste une armée de contingent, reposant sur le consentement des soldats, mais aussi toute cette fonction publique héritée de la France et qui continue à distribuer le courrier, à enseigner les enfants, à collecter les impôts et à faire rouler les trains, sans laquelle toute résistance aurait été vaine.
On reconnaît aussi, sur le plan politique, l'alliance des anciens marxistes, nombreux au FLN, de certains libéraux occidentalistes, des journalistes anti-islamistes qui paieront un lourd tribut, des Kabyles démocrates du RCD, et enfin un noyau suffisant de vieux cadres du parti et de l'État qui ont conservé de leur jeunesse militante le goût de ne pas se plier.
Dans cette balance, tout un temps très égale, la détermination d'Abdelaziz Bouteflika en faveur du parti de la résistance aura été décisive. Dauphin désigné de Boumediene, bien que désireux déjà d'ouvrir l'économie au marché mondial, Bouteflika passe plusieurs années de semi-exil dans les Émirats dont il reviendra converti à une certaine forme de libéralisme tempéré.
Avec l'effondrement du régime Chadli, dont il était un opposant notoire, il aurait pu faire don de sa personne aux fauteurs de Sant'Egidio. Il choisit au contraire de leur tenir tête, et les chefs militaires laïques ne l'oublieront pas. C'est là que se noue une entente qui portera Bouteflika au pouvoir avec le plein appui de l'armée. Depuis lors, les vraies difficultés que provoque la victoire du parti de la liberté vont ouvrir la voie à plusieurs controverses.
Toute l'armée est d'accord pour permettre aux anciens combattants du FIS et de sa branche armée l'AIS de retrouver une vie normale après la guerre civile. La question véritable est de savoir où s'arrête le curseur. Doit-on tolérer l'Algérie islamiste ou, en allant au-delà, doit-on l'encourager jusqu'à un certain point pour mieux l'intégrer ? À un moment donné de son second mandat, on a vu Bouteflika en nommant pour premier ministre Belkhadem, aller dans le sens d'une islamisation contrôlée mais bien réelle de la société algérienne.
Ce n'est plus le cas désormais : avec le retour à la tête du gouvernement de l'énarque laïque qu'est Ouahya, le président a opéré une évidente rectification, qui s'est traduite bientôt par un rapprochement heureux avec la France, au nom de l'Union méditerranéenne. Dès lors, les militaires n'avaient plus de raison de s'opposer à cette troisième candidature qui couronne une paix civile retrouvée, une croissance forte dopée par les hydrocarbures, et, plus généralement, une pacification profonde de la société algérienne, qui devient pour demain son meilleur atout.
Tout comme le maréchal Joffre, au soir de sa vie, qui avançait l'idée selon laquelle on ne savait pas qui avait gagné la bataille de la Marne, mais qu'il savait lui qui on aurait accusé de l'avoir perdue, Abdelaziz Bouteflika peut avancer comme meilleur argument pour sa reconduction le fait d'avoir refusé de capituler devant le FIS lorsqu'il était fort et le fait d'avoir pardonné aux islamistes quand ils sont devenus faibles. Le reste, c'est la société algérienne qui le construira peu à peu mais sur la base de l'acquis politique d'aujourd'hui. Et cela n'est pas peu de chose.