Les banquiers adorent la finance islamique

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FRANÇOIS MEUNIER
Les banquiers adorent la finance islamique
[ 08/09/08 ]


La pluie de dollars qui tombe sur les pays pétroliers donne une publicité nouvelle à la finance islamique. Une immense épargne devient disponible en provenance de pays qui affichent leur fidélité aux principes de la charia en matière de finance. En Occident, journalistes, professeurs de finance et surtout banquiers s'émerveillent.

Le principe numéro un de la finance islamique, dont la plupart des autres découlent, est que le prêt à intérêt (le « riba » en langue arabe) est interdit. Les relations commerciales, qui se développent dans toute société, doivent se faire sur la base d'un partage équitable des risques et des profits entre les parties prenantes, plutôt que d'un financement avec rémunération fixe. En langage moderne, le financement de l'économie doit se faire sous forme de fonds propres, d'« équité » dit significativement la langue anglaise, et non sous la forme de dette.

La réalité, c'est que guère plus de 10 % des flux financiers dans les économies des pays musulmans, même les plus strictement attachés à la charia, prennent la forme contractuelle, dite « musharakah », assimilable à un financement en fonds propres. Pour le reste, il faut bien accepter la commodité du prêt à intérêt. Mais comment faire si le « riba » est interdit ? Un peu d'ingénierie financière aide : le contrat le plus courant pour répondre à ce besoin, le « murabaha », est très proche d'un contrat de crédit-bail. Vous voulez un prêt de votre banque pour acheter un bien d'équipement ? Formellement, la banque sera au départ propriétaire du bien à acquérir, et vous fera racheter par annuité le bien en question, au montant initial de l'emprunt, plus un « profit » prédéterminé, sous forme de commissions. Ces commissions seront égales aux intérêts qu'aurait pris la banque dans un contrat de prêt classique.

Il en découle que les financements doivent être attachés à des biens physiques. Faire en bonne charia une opération sur un marché financier, comme une banque centrale dans sa gestion monétaire, est assimilé à de la spéculation. Cela reste possible, mais avec une ingénierie plus sophistiquée.

Un peu de recul est utile pour comprendre ce système qui peut paraître inutilement compliqué. Le christianisme a connu aussi cet interdit, non dans les textes fon- dateurs, mais à compter du XIIe siècle, par un jeu d'influences auquel l'Islam n'est pas étranger. Au XIIIe siècle, Thomas d'Aquin disait dans un argument sans réplique : « Le temps est un bien accordé par Dieu ; il ne faut pas tirer profit de son écoulement. » Plus tard, les jansénistes, ou même Calvin au début, étaient adversaires du prêt à intérêt. Aujourd'hui, cet interdit fait aussi partie de notre vie quotidienne. Si un ami vous demande un coup de main financier, vous trouverez probablement inconvenant de demander un intérêt sur le prêt. Et si le risque est important, on devient associé, et non prêteur. Si la communauté des croyants, l'« umma » dans la religion musulmane, est une famille, comment concevoir des relations sociales fondées sur le gain financier ? Les sociétés féodales chrétiennes, gouvernées par la vertu et l'héroïsme, ne pouvaient pas non plus l'accepter (la loi juive, pour une fois moins ambitieuse, limitait explicitement l'interdit à votre seul « frère », nous dit le Lévitique). Il a fallu attendre le XVIIe siècle en terre chrétienne pour que la notion d'« intérêt », dans un sens moral plus large signifiant avantage ou aspiration, redonne sa légitimité au taux d'intérêt des banquiers. Et aussi l'invention juridique de la « responsabilité limitée » qui corrige une partie de l'asymétrie entre actionnaire et créancier, limitant les droits du créancier au seul projet, et non à l'ensemble du patrimoine du débiteur.

Mais il y a toujours eu des accommodements. Juste après le concile de 1179 prohibant l'intérêt, naissaient les formules pour y contrevenir, notamment la « commenda » pour le financement maritime. Les mêmes accommodements se retrouvent aujourd'hui dans la finance islamique. Il faut que le montage soit « charia compliant », ce qui suppose une dose d'ingénierie et l'adoubement par un homme de la foi (en bonne place aujourd'hui les imams de l'université Al-Ahzar du Caire). Des banquiers empochent de juteuses commissions de montage (d'où l'enthousiasme des banques d'investissement occidentales) ; il y a des commissions aussi pour les « notateurs » du Caire qui donnent le brevet islamique du montage. Le coût du capital s'en trouve accru, ce qui est un frein au développement des pays appliquant strictement la charia financière. Le microcrédit a du mal à décoller.

Doit-on s'insurger pour autant ? Du côté des financiers, la modestie s'impose. La tempête financière née à l'été 2007 sur les marchés du crédit montrent que les banquiers savent toujours inventer leurs « murabahas » à eux, sous les noms exotiques de RMBS ou CDO, avec Moody's dans le rôle de l'université Al-Ahzar. Et les dégâts du « subprime » excèdent largement ceux des pyramides financières qui ont fleuri récemment en Egypte, sous l'oeil distrait de l'homme de foi. C'est le même aléa moral dans les deux cas : à rendre sacrée l'instance de notation, on favorise négligence et crédulité chez l'investisseur.

Au fond, l'inventivité de la finance islamique est bienvenue. Elle montre qu'on peut toujours s'arranger d'un texte, fût-il sacré. Ces méthodes portent un nom en arabe : « hiyal », les astuces. Dans le domaine financier aujourd'hui, dans le domaine civil peut-être demain ! En terre musulmane à l'époque médiévale, le contrat financier le plus courant était le « mohatra », contrat par lequel je vous vends des étoffes 1.100 euros payables à un an, et vous les rachète immédiatement à 1.000 euros en cash. Jolie astuce pour dégager un intérêt de 10 % ! Pascal dénonçait l'hypocrisie de ce système dans ses « Provinciales », preuve que l'Occident chrétien s'en inspirait encore au XVIIe siècle. Or, avec le recul, les jésuites, dont nous faisait rire Pascal, n'avaient-ils pas davantage les pieds sur terre que les jansénistes ? Les historiens ont de bons arguments pour attribuer l'antisémitisme médiéval à cette simple question d'argent. Les rois chrétiens faisaient respecter l'interdit à la lettre. Cette décision laissait le monopole des métiers de la banque aux juifs, qui payaient lourdement ce privilège, en suscitant envie, puis ressentiment et persécution. L'islam de l'époque, plus sûr de lui, était plus débonnaire.

Moralité : premièrement, si la finance islamique encourage à trouver des petits arrangements avec des textes discutables, qu'elle en soit pardonnée ; deuxièmement, un prêt à intérêt est un prêt

à intérêt, que diable !

FRANCOIS MEUNIER est directeur financier de Cofaceilyria
 
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