Les damnés de la terre Frantz Fanon 1961
Préface à l'édition de 1961 par Jean-Paul Sartre
Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions d'hommes et un milliard cinq cents millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d'intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue ; les métropoles la préféraient vêtue ; il fallait que l'indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L'élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d'é- lite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués.
Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots Parthénon !
Fraternité ! et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s'ouvraient : ... thénon ! ... nité ! C'était l'âge d'or.
Il prit fin : les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d'amertume. D'abord ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions pas qu'ils acceptassent notre idéal puisqu'ils nous accusaient de n'y être pas fidèles ; pour le coup, l'Europe crut à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.
Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage ; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience, essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vente de leur vie qu'ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler.
En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent. Nous les écoutions, très décontractés : les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n'ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s'empêtrent dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n'en sortira que du vent. S'il y avait, nous disaient les experts, l'ombre d'une revendication dans leurs gémissements, ce serait celle de l'intégration. Pas question de l'accorder, bien entendu : on eût ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte : ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles : quel indigène conscient s'en irait massacrer les beaux fils de l'Europe à seule fin de devenir européen comme eux ? Bref, nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner le prix Concourt à un nègre : c'était avant 39.
http://1libertaire.free.fr/Sartre1961Fanon.html
Préface à l'édition de 1961 par Jean-Paul Sartre
Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions d'hommes et un milliard cinq cents millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d'intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue ; les métropoles la préféraient vêtue ; il fallait que l'indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L'élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d'é- lite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués.
Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots Parthénon !
Fraternité ! et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s'ouvraient : ... thénon ! ... nité ! C'était l'âge d'or.
Il prit fin : les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d'amertume. D'abord ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions pas qu'ils acceptassent notre idéal puisqu'ils nous accusaient de n'y être pas fidèles ; pour le coup, l'Europe crut à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.
Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage ; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience, essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vente de leur vie qu'ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter ni les assimiler.
En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent. Nous les écoutions, très décontractés : les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n'ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s'empêtrent dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n'en sortira que du vent. S'il y avait, nous disaient les experts, l'ombre d'une revendication dans leurs gémissements, ce serait celle de l'intégration. Pas question de l'accorder, bien entendu : on eût ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte : ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles : quel indigène conscient s'en irait massacrer les beaux fils de l'Europe à seule fin de devenir européen comme eux ? Bref, nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner le prix Concourt à un nègre : c'était avant 39.
http://1libertaire.free.fr/Sartre1961Fanon.html