Les oubliés de Cassis

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Trente ans après leur arrivée en France, une centaine de travailleurs immigrés tunisiens vivent toujours dans la misère et le dénuement, sans eau ni électricité. Rencontre.



Correspondance particulière

Ces mains sont capables de construire autre chose que ces baraques de bric et de broc. La force de ces bras a transformé Cassis de petit port de pêche aux portes de Marseille en station balnéaire réputée. Pourtant, depuis trente ans, 90 travailleurs immigrés tunisiens, que le consulat de France était allé chercher, contrat en main, dans leurs villages autour de Gabès pour participer aux trente glorieuses, continuent de vivre dans un bidonville, caché par une épaisse forêt de pins.

À la carrière Fontblanche, à plusieurs kilomètres du centre-ville, des caravanes côtoient des petites bâtisses de bois, dont les toits de tôles sont maintenus par des pierres. Pas suffisant toutefois pour empêcher le froid et la pluie de pénétrer dans les modestes intérieurs. Trois points d'eau en tout et pour tout, pas d'électricité et des petites cabanes dans les bois qui servent de sanitaires et de toilettes sont le seul luxe de ces oubliés de l'histoire.

À soixante-neuf ans, Mohamed Belaydi est la mémoire de ce " camp de transit ". Il se souvient comme si c'était hier de ce 13 novembre 1957, où il a posé pour la première fois le pied en France, sur le port de Marseille, avec en main un contrat de dix ans. À Cassis, ce fut d'abord l'hôtel Panorama où étaient logés dans les années soixante les immigrés, avant qu'une opération immobilière ne les chasse à coups de charges de CRS. Puis un premier bidonville, à la carrière Dora, dévasté par un incendie de forêt en 1970. C'est en juin 1971 que la mairie a mis à leur disposition la carrière Fontblanche, avec toutefois l'interdiction absolue de construire en dur, une interdiction qui se poursuit aujourd'hui.

" J'ai travaillé vingt-quatre ans comme manouvre dans le bâtiment, raconte Mohamed Belaydi. Mais, je n'ai jamais eu assez d'argent pour payer un loyer. Je rentre en Tunisie une ou deux fois par an, notamment pour le Ramadan. La Tunisie a beaucoup changé, mais moi je suis un Cassidain et je suis habitué à la France. " Comme tous ses compagnons, il a passé sa vie à envoyer de l'argent à sa femme et à ses enfants restés au pays. Tous ont fait construire une maison là-bas. Une maison dont ils ne profitent quasiment jamais, restant dans cette communauté d'hommes - les femmes y sont strictement interdites - à la recherche de petits boulots pour compléter leur maigre retraite.
 
" Beaucoup se sentent coincés ", explique Mohamed Taahrouni, qui gère à la fois les relations avec le consulat et fait office d'imam dans une petite baraque transformée en mosquée. " Nos caisses de sécurité sociale sont ici, et pour toucher la retraite complémentaire, nous sommes obligés de résider en France. On nous a proposé des logements ailleurs, à Aubagne, Marseille ou La Ciotat. Mais notre vie est à Cassis. Les gens nous connaissent, et viennent nous proposer des petits boulots dans les jardins ou les maisons. Ailleurs, nous serions une nouvelle fois déracinés. "
Dans ce bidonville, ces Tunisiens ont recréé une vie de village. On fume, on joue aux cartes, on prépare sa cuisine seul ou en commun, tous se saluent. Dès les premiers mots apparaît la fierté de " ne pas faire de vague ". " Vous pouvez aller voir la mairie, la gendarmerie, tout le monde vous dira qu'il n'y a jamais eu de problème avec nous, poursuit un petit groupe réuni autour d'un café. Nous sommes venus en France pour travailler, c'est tout. "

Ces hommes ont été tellement calmes que personne ne s'est jamais préoccupé d'eux, et la carrière Fontblanche est en ce début de XXIe siècle un témoignage sur la façon dont la France a traité ses ouvriers immigrés au siècle précédent. Des immigrés aujourd'hui complètement laissés sur le carreau. Le RMI, l'allocation de fin de droits et les maigres retraites sont le lot quotidien. Pourtant, en se serrant la ceinture sur leurs vestes rapiécées, ils arrivent encore à envoyer de l'argent au pays.

" Il est difficile pour la plupart, sans permis ni voiture, d'aller chercher du travail, constate Lazhar Ferchichi, un habitant atypique, titulaire d'un CDI comme peintre en bâtiment. Alors, on se débrouille. Pour nous tous, le plus dur, c'est de ne pas voir grandir les enfants et les rencontrer deux fois par an. Mais on ne peut pas faire autrement. Il vaut mieux qu'un seul se perde plutôt que tous. On s'est sacrifié pour nos familles. "

Des familles qui aujourd'hui encore restent fascinées par l'autre rive de la Méditerranée. " Pour mes enfants, la France c'est l'Amérique, témoigne Lazhar Ferchichi. Au pays, personne ne croit que je vis dans un bidonville. Je me suis fait prêter un caméscope pour filmer ma bicoque et la montrer là-bas. Mais on continue à ne pas croire qu'un pays riche comme la France laisse vivre des gens dans les bois. "

Depuis trente ans, cette communauté d'hommes réclame des logements sociaux à Cassis, où ils veulent demeurer. Depuis trente ans sans succès. Pour cet anniversaire, la préfecture des Bouches-du-Rhône s'est penchée depuis peu sur ce bidonville survivant d'un passé révolu. L'espoir renaît chez ces hommes, même si le scepticisme et le fatalisme, forgés au cours de l'histoire, continuent de prédominer.

Marc Leras
 
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