Erolisk
VIB
Par Souleïman Bencheikh Tel Quel
Après l’indépendance, la monarchie et les nationalistes ont réclamé le retour du royaume à “ses frontières historiques”. Voyage au cœur du Maroc impérial, voire impérialiste.
Posez la question autour de vous : qu’est-ce qui nous différencie de l’Algérie ? Une des premières réponses des férus d’histoire sera, justement, l’histoire millénaire du Maroc. Ne fête-t-on pas les 1200 ans de Fès et la naissance du royaume idrisside ? La littérature officielle n’insiste-t-elle pas sur la longue succession de dynasties “marocaines” parties de Fès pour conquérir Grenade, jusqu’à toucher les confins du fleuve Sénégal ?
Nous sommes collectivement marqués par ce que nous a légué cette riche tradition : architecture, artisanat, cuisine, musique… et bien sûr, cette crainte révérencieuse à l’égard du roi, cette hiba qui est en quelque sorte le corollaire de notre unité ancienne, renforcée plus qu’amoindrie par l’expérience du protectorat. Pour nous, l’Algérie, c’est un peu un vaste désert très riche en pétrole et en révoltes, un grand peuple d’insoumis toujours colonisés.
Vu d’Alger, le paysage n’est pas non plus fameux : le Maroc serait une puissance historiquement impérialiste, qui cacherait de sourdes ambitions maghrébines. Des deux côtés, on verse dans la surenchère : guéguerre diplomatique et médiatique, différends frontalier et énergétique, course aux armements… La liste des sujets de contentieux entre le Maroc et l’Algérie est longue. Pourquoi ? Parce qu’un jour de mars 1956, le grand Allal El Fassi a ouvert une boîte de Pandore : en brandissant la carte d’un “Maroc dans ses frontières historiques”, le leader nationaliste a fourni aux détracteurs du royaume un argument dont ils se servent encore aujourd’hui.
Une idée de l’Istiqlal
C'est en 1955 que se jouent les négociations sur l'indépendance marocaine, et l'un des principaux enjeux est, bien sûr, la question des frontières du futur Etat. La France, K.O en Indochine après la défaite de Dien Bien Phu, doit aussi faire face aux prémices de la guerre d'Algérie. Le gouvernement Faure n'a d'autre choix que de solder la question marocaine. A l'été 1955, il cède aux exigences des indépendantistes et convoque, à Aix-les-Bains, des négociations d'où sont absentes les deux principales figures, alors en exil, du mouvement national. Mohammed Ben Youssef est en exil à Madagascar et Allal El Fassi au Caire. En septembre, le sultan est tenu informé de l'accord trouvé et donne son aval. Deux mois plus tard, après avoir mené le deuxième round de négociations à la Celle Saint Cloud, le futur Mohammed V rentre triomphalement d'exil et, le 2 mars 1956, signe le traité d'indépendance.
Pendant ce temps crucial où le sultan engrange les bons points, Allal El Fassi est au Caire et piétine. Le 28 mars, il sort de sa réserve et dénonce les toutes nouvelles frontières qui ne “recouvrent qu'un cinquième du Maroc dans ses frontières historiques”. Le Grand Maroc qu'il revendique englobe une grande partie du Sahara algérien, ainsi qu'un bon morceau du Mali, en plus de tout le nord-ouest de la Mauritanie. L'argument d'El Fassi est bien sûr historique : il est fondé sur le passé millénaire du Maroc, qui a vu sept dynasties se succéder sur un territoire toujours tourné vers l'Afrique.
Arrière- pensées
Quand Allal El Fassi introduit la thèse du Grand Maroc dans le débat public, il ne pense pas verser dans une quelconque surenchère nationaliste. “Certains indépendantistes comme Abdelkrim Khattabi réclamaient une unité fusionnelle du Maghreb, d'autres (Mohammed V, Mehdi Ben Barka) penchaient déjà pour un Maghreb des nations. Allal El Fassi n'a fait que trouver une voie médiane entre deux courants qui s'affrontaient”, explique l'historien Mustapha Bouaziz. C'était en somme un moyen de maintenir la pression sur la France et de réaffirmer la pérennité du combat pour l'indépendance dans toute la région. Mais El Fassi n'a pas défendu l'idée du Maroc dans ses frontières historiques par pure idéologie. Il avait aussi des mobiles tactiques. C'était d'abord un pavé jeté dans la mare royale, une manière de reprendre l'initiative dans le contexte du Maroc fraîchement indépendant.
Le discours de Allal El Fassi est également un signal envoyé à l'Egypte nassérienne, une réponse maghrébine aux thèses panarabes qui ont alors le vent en poupe. C'est effectivement auréolé d'un grand prestige que Allal El Fassi rentre au Maroc quelques mois plus tard, en août 1956, et prend la tête de l'Istiqlal. Le parti dispose d'un moyen de pression non négligeable : l'Armée de libération nationale (ALN), décidée à bouter les soldats étrangers hors du pays et de tout le Maghreb, conformément à une déclaration de 1954 qui préconisait la lutte contre l'occupant jusqu'à son éviction de la région.
Après l’indépendance, la monarchie et les nationalistes ont réclamé le retour du royaume à “ses frontières historiques”. Voyage au cœur du Maroc impérial, voire impérialiste.
Posez la question autour de vous : qu’est-ce qui nous différencie de l’Algérie ? Une des premières réponses des férus d’histoire sera, justement, l’histoire millénaire du Maroc. Ne fête-t-on pas les 1200 ans de Fès et la naissance du royaume idrisside ? La littérature officielle n’insiste-t-elle pas sur la longue succession de dynasties “marocaines” parties de Fès pour conquérir Grenade, jusqu’à toucher les confins du fleuve Sénégal ?
Nous sommes collectivement marqués par ce que nous a légué cette riche tradition : architecture, artisanat, cuisine, musique… et bien sûr, cette crainte révérencieuse à l’égard du roi, cette hiba qui est en quelque sorte le corollaire de notre unité ancienne, renforcée plus qu’amoindrie par l’expérience du protectorat. Pour nous, l’Algérie, c’est un peu un vaste désert très riche en pétrole et en révoltes, un grand peuple d’insoumis toujours colonisés.
Vu d’Alger, le paysage n’est pas non plus fameux : le Maroc serait une puissance historiquement impérialiste, qui cacherait de sourdes ambitions maghrébines. Des deux côtés, on verse dans la surenchère : guéguerre diplomatique et médiatique, différends frontalier et énergétique, course aux armements… La liste des sujets de contentieux entre le Maroc et l’Algérie est longue. Pourquoi ? Parce qu’un jour de mars 1956, le grand Allal El Fassi a ouvert une boîte de Pandore : en brandissant la carte d’un “Maroc dans ses frontières historiques”, le leader nationaliste a fourni aux détracteurs du royaume un argument dont ils se servent encore aujourd’hui.
Une idée de l’Istiqlal
C'est en 1955 que se jouent les négociations sur l'indépendance marocaine, et l'un des principaux enjeux est, bien sûr, la question des frontières du futur Etat. La France, K.O en Indochine après la défaite de Dien Bien Phu, doit aussi faire face aux prémices de la guerre d'Algérie. Le gouvernement Faure n'a d'autre choix que de solder la question marocaine. A l'été 1955, il cède aux exigences des indépendantistes et convoque, à Aix-les-Bains, des négociations d'où sont absentes les deux principales figures, alors en exil, du mouvement national. Mohammed Ben Youssef est en exil à Madagascar et Allal El Fassi au Caire. En septembre, le sultan est tenu informé de l'accord trouvé et donne son aval. Deux mois plus tard, après avoir mené le deuxième round de négociations à la Celle Saint Cloud, le futur Mohammed V rentre triomphalement d'exil et, le 2 mars 1956, signe le traité d'indépendance.
Pendant ce temps crucial où le sultan engrange les bons points, Allal El Fassi est au Caire et piétine. Le 28 mars, il sort de sa réserve et dénonce les toutes nouvelles frontières qui ne “recouvrent qu'un cinquième du Maroc dans ses frontières historiques”. Le Grand Maroc qu'il revendique englobe une grande partie du Sahara algérien, ainsi qu'un bon morceau du Mali, en plus de tout le nord-ouest de la Mauritanie. L'argument d'El Fassi est bien sûr historique : il est fondé sur le passé millénaire du Maroc, qui a vu sept dynasties se succéder sur un territoire toujours tourné vers l'Afrique.
Arrière- pensées
Quand Allal El Fassi introduit la thèse du Grand Maroc dans le débat public, il ne pense pas verser dans une quelconque surenchère nationaliste. “Certains indépendantistes comme Abdelkrim Khattabi réclamaient une unité fusionnelle du Maghreb, d'autres (Mohammed V, Mehdi Ben Barka) penchaient déjà pour un Maghreb des nations. Allal El Fassi n'a fait que trouver une voie médiane entre deux courants qui s'affrontaient”, explique l'historien Mustapha Bouaziz. C'était en somme un moyen de maintenir la pression sur la France et de réaffirmer la pérennité du combat pour l'indépendance dans toute la région. Mais El Fassi n'a pas défendu l'idée du Maroc dans ses frontières historiques par pure idéologie. Il avait aussi des mobiles tactiques. C'était d'abord un pavé jeté dans la mare royale, une manière de reprendre l'initiative dans le contexte du Maroc fraîchement indépendant.
Le discours de Allal El Fassi est également un signal envoyé à l'Egypte nassérienne, une réponse maghrébine aux thèses panarabes qui ont alors le vent en poupe. C'est effectivement auréolé d'un grand prestige que Allal El Fassi rentre au Maroc quelques mois plus tard, en août 1956, et prend la tête de l'Istiqlal. Le parti dispose d'un moyen de pression non négligeable : l'Armée de libération nationale (ALN), décidée à bouter les soldats étrangers hors du pays et de tout le Maghreb, conformément à une déclaration de 1954 qui préconisait la lutte contre l'occupant jusqu'à son éviction de la région.