On nous réserve, à nous délinquants juifs, le traitement infligé aux Arabes innocents

harissagirl

Quidquid latine dictum sit, altum sonatur
VIB
Souvenir de voyage de Simone Bitton, novembre 1989. La scène se passe à l'aéroport de Lod :

Je viens de passer quelques semaines en Israël, après deux ans d'absence. Le 1er novembre les Israéliens ont élu un parlement comportant neuf généraux, sept rabbins et six Arabes. Les généraux et les rabbins seront ministres, ou presque. Les Arabes seront des Arabes.

La Cisjordanie et Gaza sont sous blocus militaire. Ce soir, à Alger, les membres du conseil national palestinien voteront pour l'indépendance et pour la paix avec Israël. Il faut empêcher la population de manifester sa joie, de chanter, de danser, de tirer des feux d'artifice et de hisser des drapeaux.

Je quitte le Grand Israël, une réalité, et l'État palestinien, un rêve. La démocratie de Shamir, premier ministre désigné, et le destin de Ousama Abou Ghanimé, quatre ans, l'un des six Palestiniens tués par balles dans les territoires occupés depuis le jour du scrutin. Lui, en tout cas, n'aura jamais de passeport palestinien.

(...)
Je regarde autour de moi. Les touristes américains au nez brûlé par le soleil d'Eilat, les pèlerins français fatigués par leur périple dans une Terre sainte parsemée de barrages militaires, et les jeunes couples israéliens pressés de découvrir l'Amérique se prêtent de bon gré au contrôle rituel. Certains ponctuent leurs réponses de plaisanteries et de clins d'oeil en direction d'un groupe de hassidim, chapeaux et manteaux noirs, barbes et papillotes grises, qui font bande à part.

On les soupçonne de vivre à Brooklyn et de n'être venus en Israël que pour quelques jours, le temps de voter pour le parti auquel le rabbin de Loubavitch a accordé sa bénédiction, le très orthodoxe Agoudat Israël.

Agoudat Israël a obtenu cinq sièges, trois de plus qu'en 1984, malgré une scission de dernière minute qui a donné lieu à la création de Degel Hatora. Tout aussi orthodoxe, Degel Hatora a bénéficié de la bénédiction du rabbin Shah, et a obtenu deux sièges. Le rabbin Shah est le maître spirituel d'un troisième parti orthodoxe, mais sépharade, le Shas, qui a obtenu six sièges, deux de plus qu'en 1984. Le Shas est lui-même le fruit d'une scission au sein du Mafdal, le parti national religieux, qui a lui aussi progressé et obtenu cinq sièges, un de plus qu'en 1984.

Près de moi un type résume la pensée générale en rigolant : «... Ces barbus, ils sont comme des amibes. Plus ils scissionnent, et plus ils prolifèrent... » Sa femme renchérit : «... Ils ne vont pas à l'armée, ils passent leur temps en Amérique à nos frais, et en plus ils veulent nous faire porter des foulards comme en Iran. C'est ça, la démocratie ?... »
 
La démocratie, elle est à l'oeuvre, tout près de nous. Devant moi un jeune homme endimanché, costume blanc et keffieh sur les épaules, ne participe pas à la conversation. Il ne cesse de sourire et de faire des signes d'adieu à sa famille qui attend, à quelques pas, la fin des formalités d'enregistrement des bagages. Il y a le père, un vieux paysan qui porte le veston sur la galabieh, la mère, en longue robe brodée et foulard à franges, et trois frères. Les frères sont visiblement inquiets et émus de voir partir le benjamin, ils soutiennent la mère qui répond à chaque signe de son fils par un haussement de tête et un murmure inaudible.

Lorsque le tour du jeune homme arrive, et qu'il soulève ses bagages pour les déposer sur le comptoir, la vieille femme se met à pleurer silencieusement, et l'un des frères lui explique à voix basse que ce n'est pas encore fini, et que dès que les bagages seront enregistrés, elle pourra passer encore un moment avec son fils, et l'accompagner jusqu'au contrôle des passeports. Le jeune homme tend son billet, sa carte d'identité et son passeport israélien tout neuf à l'agent qui l'interroge, et il lui explique qu'il va rendre visite à son oncle qui vit en Amérique, que c'est la première fois qu'il voyage à l'étranger, et que si Dieu veut, il fera des études là-bas et restera vivre chez son oncle, qui l'a invité. Tout en parlant, il cherche le regard de ses frères, qui ne le quittent pas des yeux.

Soudain, la naïveté et la tendresse maladroite de cette scène, que l'on croirait sorti d'un film d'Elia Kazan, se transforme en malaise et en rudesse menaçante : le jeune homme à la keffieh a rempli ses valises tout seul, n'a pas accepté de transmettre de paquets, il n'a pas laissé ses bagages sans surveillance dans l'aéroport et il comprend très bien le sens des questions. Pourtant, l'agent lui ordonne d'ouvrir et de vider ses deux (énormes) valises sur le comptoir, et trois jeunes femmes se mettent à inspecter minutieusement le contenu. Les vêtements sont dépliés, les poches retournées, le tube de dentifrice débouché, la boîte de gâteau renversée, la savonnette déballée, les photos de famille éparpillée et le joli papier des cadeaux déchiré.

Le type qui avait comparé les orthodoxes à des amibes fait à nouveau preuve d'imagination : «... Et ceux-là aussi, ils prolifèrent comme des criquets. Il faudrait une loi pour leur interdire de revenir lorsqu'ils partent à l'étranger... Des études en Amérique, tu parles, et quoi encore ?... »

On me fait signe d'avancer, de dépasser le jeune homme qui ne sourit plus, et mes bagages sont pesés et étiquetés sans être ouverts : je suis juive, la démocratie israélienne fait une distinction entre les tubes de dentifrice juifs et arabes. J'avance, et je n'ose pas regarder en arrière, de peur de croiser le regard de la mère.
 
À vrai dire, ma judéité, dont atteste une mention spéciale sur ma carte d'identité, ne suffira pas à me faire franchir sans encombre la prochaine étape, celle du contrôle des passeports avant la montée dans l'avion. Là, c'est un ordinateur qui se charge de faire le tri entre les citoyens au-dessus de tout soupçon et ceux qui pourraient bien avoir quelque chose à se reprocher. Il y a ceux qui doivent de l'argent à leur banque, aux impôts ou à leur ex-femme, et que l'on prie de régulariser leur situation, en liquide, au guichet d'à côté. Et puis il y a quelques citoyens problématiques, dont on ne sait pas très bien quoi faire, et dont je fais partie, ceux qui ont été vus, photographié et enregistrés en flagrant délit de « contacts » avec des membres de l'OLP.

Nous sommes juifs, mais nous enfreignons une loi dite « de sécurité ». On pourrait nous mettre en prison, mais on se méfie des mauvaises répercussions que cela pourrait avoir sur « l'image d'Israël ». Pensez donc : « Israël emprisonne ses intellectuels pacifistes », quelle manchette ! On nous laisse donc en liberté, pour le moment, mais on nous enlève quelques-uns de nos privilèges occultes de juifs. Par exemple, on nous réserve, à nous délinquants juifs, le traitement infligé aux Arabes innocents à l'aéroport.

Branle-bas de combat : on me prend mon sac à main, ma petite caméra vidéo et mes papiers, on me conduit dans une cabine ou une policière me fouille au corps, puis on me ramène dans le hall, où m'attendent mes bagages, que l'on a extraits de la soute de l'avion. Quand le jeune homme à la keffieh arrive enfin seul devant ce dernier comptoir, qu'il franchit sans encombre, il peut avoir le douteux réconfort de voir, à son tour, l'intimité d'une « cousine » éparpillée en public. En tout cas, lorsque je monte finalement dans l'avion, après que les passagers ont dû m'attendre pendant une bonne demi-heure, il me fait un petit signe amical de la tête, le même que ce qu'il prodiguait à sa famille.
 
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