lundi 10 novembre 2008 - 06h:39
Emmanuel Todd - Nice Matin
Au rayon pensée unique, on ne trouve nulle trace dEmmanuel Todd, historien, démographe, sociologue, autrefois proche des milieux souverainistes avec lesquels il a rompu, anti-Maastricht quelque part entre Séguin et Chevènement, concepteur de la « fracture sociale » revisitée par Jacques Chirac... auteur incommode, notamment de « Lillusion économique », Todd ne pratique pas cette légère flexion qui caractérise les penseurs en phase de récupération intellectuelle par le pouvoir.
serait même « tabou et irrécupérable » sur ce plan. Lesprit de famille ! Il publie aujourdhui (1) un essai sur la société française et ses dérives, le vide éducatif et religieux, laveuglement des responsables politiques, la perversion du libre-échange, la possibilité dune nouvelle lutte des classes... Lucide constat sur la crise de notre système démocratique. Et rude charge contre Nicolas Sarkozy, même si des personnalités de gauche (Delors, Strauss-Kahn, Lamy...) en prennent aussi pour leur compte. On trouve enfin dans ce livre de chercheur lespoir en un « protectionnisme européen ». Lune des issues - et sa préférence - pour échapper à la crise et sauver la démocratie.
INTERVIEW
Tout dabord, quelle leçon de démocratie vous inspire lélection de Barack Obama ?
On a assisté à un phénomène où le plus important est la désignation du candidat par les sphères supérieures de la société et la présentation dun programme économique minimum acceptable par le peuple. Très clairement, les milieux financiers et les élites avaient fait le choix dObama avant même quil soit élu et la surprise a été lélimination du facteur « racisme », pourtant ancré structurellement et historiquement dans la société américaine.
Quelle démocratie peut se dessiner aux Etats-Unis ?
LAmérique va retrouver un président intelligent, exceptionnel, capable daffronter une situation de déroute économique. Gestionnaire dun pays en décomposition, Obama peut soit « conserver lempire » et continuer à vivre aux crochets du monde avec un gigantesque déficit commercial, ou, sil est un grand président, commencer la longue marche vers le retour à léquilibre des échanges extérieurs, la reconstruction de lindustrie... Je ne suis pas très optimiste : dans cette Amérique qui a perdu lhabitude daffronter ses problèmes, les fondamentaux de léconomie sont catastrophiques.
Comment jugez-vous la volte-face des dirigeants et des gouvernements qui sont passés du tout libéral à linterventionnisme détat ?
Je ne crois pas à un « retour de lEtat » providentiel. Le renflouement des banques est un nouveau pas dans la mise en question de la démocratie. En France, Nicolas Sarkozy nest quun courtier dans cette affaire. Les banques ont pris les états en otages et nous avec ! Ce qui choque, cest létat au service des banques, des milliards injectés sans pour autant changer le système, des politiques qui sautocongratulent, décrochés de la réalité. Je trouve les élites en panne de solutions égalitaires et progressistes et la société très amorphe.
Quest-ce qui, en France, indique pour vous un déclin de la démocratie ?
Je mets en perspective une longue évolution historique, une situation économique très complexe, lévolution idéologique et religieuse depuis les années 60, la croyance catholique qui structurait le champ politique, la décomposition de ce dernier... et ce nest pas réjouissant. Jessaie notamment dexpliquer comment Nicolas Sarkozy a surgi dans ce contexte et en quoi il est une clé dentrée des problèmes de la société française.
Vous y allez fort avec ce président dont vous faites un « symptôme » des mauvaises tendances de cette société ! Comme on dit, pourquoi tant de haine ?
Sarkozy a été « lélu de la peur », notamment grâce à la crise des banlieues et face à Ségolène Royal, candidate absurde dont lincompétence faisait aussi peur que la brutalité de son adversaire. Il sest aussitôt affiché avec des amis milliardaires et ne sait pas se tenir. Jamais, comme lui, un président navait provoqué ainsi dans les banlieues pour récupérer les voix du Front National, inclus des socialistes dans son gouvernement, insulté des gens dans des manifestations publiques, exposé sa vie privée... Je nattaque pas le personnage, mais le symptôme. Il sest créé un état dapesanteur dans lequel il peut se permettre tout cela et il a surgi dans un système sans croyance collective structurante. Car ce sont les idées dominantes qui importent, notamment, en économie, ce que dictent les classes supérieures pensantes.
Votre charge anti-sarkozyste semble « datée », des premiers mois de sa présidence. Na-t-il pas changé depuis, notamment à lépreuve de la crise mondiale ?
Je ne pense pas, mais ce nest pas la question ! Je parle du « moment Sarkozy ». Ce quon a vu pendant dix mois est édifiant et concerne le vrai sujet : vide religieux, islamophobie, possible émergence dune lutte des classes, baisse de niveau de vie des jeunes diplômés, tentation de la droite dinstrumentaliser toutes les inquiétudes, notamment autour de limmigration... On a vu la récupération ridicule de la Marseillaise sifflée au stade de France. Mais le Parti socialiste - sa hiérarchie - est presque plus inquiétant pour le suffrage universel. Il se refuse à proposer un programme économique de type protectionniste et se comporte comme un parti de notables face à un « bas peuple » incapable de comprendre.
Quelle est la faute majeure de cette élite qui vous désespère ?
Elle ne présente pas un choix clair sur les questions économiques - globalisation, libre-échange, écrasement des salaires... et chaque élection devient plus problématique. On est dans une démocratie de manipulation où lon crée des problèmes et des affrontements artificiels. Pour ce système il ny a que trois solutions possibles : lethnicisation et la thématique identitaire, tentation de la droite après limplosion du Front National - mais Sarkozy na pas convaincu grand monde sinon la base électorale des petits commerçants - la perversion ou la suppression du suffrage universel, enfin le protectionnisme européen. Mais on ne pourra indéfiniment laisser en place un système économique qui angoisse et affaiblit autant la population.
Peut-on dire que la lutte des classes, sous des formes nouvelles, a de beaux jours devant elle ?
Il ny a pas de structuration collective, mais on sent monter une révolte, sans violence mais déterminée, des classes moyennes contre les classes supérieures. Lhistoire saccélère et nous rapproche de cette échéance. Seul le 1 % supérieur de la société profite de la richesse, dans un système économique « auto bloquant » : si tous les gains vont à cette frange, on risque des affrontements désordonnés et des dérives autoritaires et le système sarrête. Cest cette menace quon est en train de vivre.
Le « protectionnisme européen », dernière chance de la démocratie. Pouvez-vous préciser ?
Cest la seule issue possible à une échelle raisonnable, léconomie française ne pouvant se protéger seule. La pression externe à la baisse sur les salaires (Chine, Asie...) paralyse la demande intérieure. Le protectionnisme européen permettrait de mettre en place des barrières dans un espace de 450 millions dhabitants pour la faire cesser et échapper à cette spirale détouffement qui rend invivable une démocratie. Je décris lincertitude, pas la disparition dun système... Cest une forme doptimisme ! Mais quelle confusion dans lesprit des gens qui associent libre-échange et liberté ! Je distingue la mondialisation - formidable pour la conscience collective, le rapprochement des connaissances et des cultures - et son côté obscur, la globalisation, qui nous asphyxie. Je donne enfin un carnet de route pour négocier avec lAllemagne, notre partenaire historique.
Et vous enfoncez à nouveau Nicolas Sarkozy !
Oui mais la réalité est que sa personnalité - agité, donneur de leçons... - est un problème. Et, vu de létranger, une souffrance ! Il exaspère et navre la classe politique internationale, surtout ceux qui sont stratégiquement importants pour nous au coeur de lEurope, dont lAllemagne. Et si le couple franco-allemand ne communique plus, rien ne peut se passer.
Après la démocratie... la démocratie ?
A condition de faire fonctionner lEurope à lendroit pour quelle devienne linstrument dune véritable régulation économique et impose la préférence communautaire. Elle sera alors le centre dune nouvelle forme de démocratie, à lécoute et dans lintérêt des populations. Mais tout dépendra de lintensité de la crise économique mondiale. Si elle empire, même les Etats-Unis, qui sont allés loin dans leur déstructuration industrielle et leur dépendance aux importations du monde, seront incapables, Obama ou pas, de la maîtriser. Propos recueillis par Jacques Gantié
Emmanuel Todd - Nice Matin
Au rayon pensée unique, on ne trouve nulle trace dEmmanuel Todd, historien, démographe, sociologue, autrefois proche des milieux souverainistes avec lesquels il a rompu, anti-Maastricht quelque part entre Séguin et Chevènement, concepteur de la « fracture sociale » revisitée par Jacques Chirac... auteur incommode, notamment de « Lillusion économique », Todd ne pratique pas cette légère flexion qui caractérise les penseurs en phase de récupération intellectuelle par le pouvoir.
serait même « tabou et irrécupérable » sur ce plan. Lesprit de famille ! Il publie aujourdhui (1) un essai sur la société française et ses dérives, le vide éducatif et religieux, laveuglement des responsables politiques, la perversion du libre-échange, la possibilité dune nouvelle lutte des classes... Lucide constat sur la crise de notre système démocratique. Et rude charge contre Nicolas Sarkozy, même si des personnalités de gauche (Delors, Strauss-Kahn, Lamy...) en prennent aussi pour leur compte. On trouve enfin dans ce livre de chercheur lespoir en un « protectionnisme européen ». Lune des issues - et sa préférence - pour échapper à la crise et sauver la démocratie.
INTERVIEW
Tout dabord, quelle leçon de démocratie vous inspire lélection de Barack Obama ?
On a assisté à un phénomène où le plus important est la désignation du candidat par les sphères supérieures de la société et la présentation dun programme économique minimum acceptable par le peuple. Très clairement, les milieux financiers et les élites avaient fait le choix dObama avant même quil soit élu et la surprise a été lélimination du facteur « racisme », pourtant ancré structurellement et historiquement dans la société américaine.
Quelle démocratie peut se dessiner aux Etats-Unis ?
LAmérique va retrouver un président intelligent, exceptionnel, capable daffronter une situation de déroute économique. Gestionnaire dun pays en décomposition, Obama peut soit « conserver lempire » et continuer à vivre aux crochets du monde avec un gigantesque déficit commercial, ou, sil est un grand président, commencer la longue marche vers le retour à léquilibre des échanges extérieurs, la reconstruction de lindustrie... Je ne suis pas très optimiste : dans cette Amérique qui a perdu lhabitude daffronter ses problèmes, les fondamentaux de léconomie sont catastrophiques.
Comment jugez-vous la volte-face des dirigeants et des gouvernements qui sont passés du tout libéral à linterventionnisme détat ?
Je ne crois pas à un « retour de lEtat » providentiel. Le renflouement des banques est un nouveau pas dans la mise en question de la démocratie. En France, Nicolas Sarkozy nest quun courtier dans cette affaire. Les banques ont pris les états en otages et nous avec ! Ce qui choque, cest létat au service des banques, des milliards injectés sans pour autant changer le système, des politiques qui sautocongratulent, décrochés de la réalité. Je trouve les élites en panne de solutions égalitaires et progressistes et la société très amorphe.
Quest-ce qui, en France, indique pour vous un déclin de la démocratie ?
Je mets en perspective une longue évolution historique, une situation économique très complexe, lévolution idéologique et religieuse depuis les années 60, la croyance catholique qui structurait le champ politique, la décomposition de ce dernier... et ce nest pas réjouissant. Jessaie notamment dexpliquer comment Nicolas Sarkozy a surgi dans ce contexte et en quoi il est une clé dentrée des problèmes de la société française.
Vous y allez fort avec ce président dont vous faites un « symptôme » des mauvaises tendances de cette société ! Comme on dit, pourquoi tant de haine ?
Sarkozy a été « lélu de la peur », notamment grâce à la crise des banlieues et face à Ségolène Royal, candidate absurde dont lincompétence faisait aussi peur que la brutalité de son adversaire. Il sest aussitôt affiché avec des amis milliardaires et ne sait pas se tenir. Jamais, comme lui, un président navait provoqué ainsi dans les banlieues pour récupérer les voix du Front National, inclus des socialistes dans son gouvernement, insulté des gens dans des manifestations publiques, exposé sa vie privée... Je nattaque pas le personnage, mais le symptôme. Il sest créé un état dapesanteur dans lequel il peut se permettre tout cela et il a surgi dans un système sans croyance collective structurante. Car ce sont les idées dominantes qui importent, notamment, en économie, ce que dictent les classes supérieures pensantes.
Votre charge anti-sarkozyste semble « datée », des premiers mois de sa présidence. Na-t-il pas changé depuis, notamment à lépreuve de la crise mondiale ?
Je ne pense pas, mais ce nest pas la question ! Je parle du « moment Sarkozy ». Ce quon a vu pendant dix mois est édifiant et concerne le vrai sujet : vide religieux, islamophobie, possible émergence dune lutte des classes, baisse de niveau de vie des jeunes diplômés, tentation de la droite dinstrumentaliser toutes les inquiétudes, notamment autour de limmigration... On a vu la récupération ridicule de la Marseillaise sifflée au stade de France. Mais le Parti socialiste - sa hiérarchie - est presque plus inquiétant pour le suffrage universel. Il se refuse à proposer un programme économique de type protectionniste et se comporte comme un parti de notables face à un « bas peuple » incapable de comprendre.
Quelle est la faute majeure de cette élite qui vous désespère ?
Elle ne présente pas un choix clair sur les questions économiques - globalisation, libre-échange, écrasement des salaires... et chaque élection devient plus problématique. On est dans une démocratie de manipulation où lon crée des problèmes et des affrontements artificiels. Pour ce système il ny a que trois solutions possibles : lethnicisation et la thématique identitaire, tentation de la droite après limplosion du Front National - mais Sarkozy na pas convaincu grand monde sinon la base électorale des petits commerçants - la perversion ou la suppression du suffrage universel, enfin le protectionnisme européen. Mais on ne pourra indéfiniment laisser en place un système économique qui angoisse et affaiblit autant la population.
Peut-on dire que la lutte des classes, sous des formes nouvelles, a de beaux jours devant elle ?
Il ny a pas de structuration collective, mais on sent monter une révolte, sans violence mais déterminée, des classes moyennes contre les classes supérieures. Lhistoire saccélère et nous rapproche de cette échéance. Seul le 1 % supérieur de la société profite de la richesse, dans un système économique « auto bloquant » : si tous les gains vont à cette frange, on risque des affrontements désordonnés et des dérives autoritaires et le système sarrête. Cest cette menace quon est en train de vivre.
Le « protectionnisme européen », dernière chance de la démocratie. Pouvez-vous préciser ?
Cest la seule issue possible à une échelle raisonnable, léconomie française ne pouvant se protéger seule. La pression externe à la baisse sur les salaires (Chine, Asie...) paralyse la demande intérieure. Le protectionnisme européen permettrait de mettre en place des barrières dans un espace de 450 millions dhabitants pour la faire cesser et échapper à cette spirale détouffement qui rend invivable une démocratie. Je décris lincertitude, pas la disparition dun système... Cest une forme doptimisme ! Mais quelle confusion dans lesprit des gens qui associent libre-échange et liberté ! Je distingue la mondialisation - formidable pour la conscience collective, le rapprochement des connaissances et des cultures - et son côté obscur, la globalisation, qui nous asphyxie. Je donne enfin un carnet de route pour négocier avec lAllemagne, notre partenaire historique.
Et vous enfoncez à nouveau Nicolas Sarkozy !
Oui mais la réalité est que sa personnalité - agité, donneur de leçons... - est un problème. Et, vu de létranger, une souffrance ! Il exaspère et navre la classe politique internationale, surtout ceux qui sont stratégiquement importants pour nous au coeur de lEurope, dont lAllemagne. Et si le couple franco-allemand ne communique plus, rien ne peut se passer.
Après la démocratie... la démocratie ?
A condition de faire fonctionner lEurope à lendroit pour quelle devienne linstrument dune véritable régulation économique et impose la préférence communautaire. Elle sera alors le centre dune nouvelle forme de démocratie, à lécoute et dans lintérêt des populations. Mais tout dépendra de lintensité de la crise économique mondiale. Si elle empire, même les Etats-Unis, qui sont allés loin dans leur déstructuration industrielle et leur dépendance aux importations du monde, seront incapables, Obama ou pas, de la maîtriser. Propos recueillis par Jacques Gantié