Pélerinage: Invitées d'Allah

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Il est à peine 3 heures du matin. Déjà 27 °C sur La Mecque. A genoux devant l'entrée de l'esplanade, une dizaine de petites Africaines âgées de 5 à 10 ans, visage enveloppé d'un long voile, sac en jute autour du cou, exhibent leur moignon. "Sadaka fi sabil Allah" ("un don au nom de Dieu"), bourdonnent-elles sans cesse. Certains parmi les milliers de pèlerins, sidérés en les croisant, remplissent les tristes besaces de billets saoudiens avant d'aller s'incliner, au bout de la place, dans le lumineux Masjid al-Haram, la mosquée la plus sacrée des musulmans.

Devant ses amies, Rahima Aïchour, 46 ans, est "sonnée" par ce qu'elle a vu cette nuit-là. "Elles ont vraiment des malformations ?", interroge Amaria Bouzelifa. Assise sur la terrasse marbrée de la Grande Mosquée, à l'ombre d'un minaret qui les soulage des 37 °C, la petite bande de Lyonnaises est comme chez elle dans "La maison de Dieu". Elles papotent, entre deux parts de pizza, d'un peu de tout, mais surtout d'Allah.

Algériennes ou Marocaines, en France depuis plus de vingt ans, ces femmes sont depuis la mi-novembre et pour un mois en terre sainte. Une terre qu'un non-musulman ne peut fouler. Elles sont "les invitées de Dieu", comme tous ceux qui accomplissent le pèlerinage à La Mecque, le Hadj - l'un des cinq piliers de l'islam - qui culmine, lundi 8 décembre, avec la fête du sacrifice, l'Aïd-el-kébir.

"Invitées" parmi 30 000 autres venues de France, ces modestes mères de famille, qui ne gagnent pas plus de 700 euros par mois, ont fait le voyage ensemble, avec leurs époux, depuis la banlieue lyonnaise. Rahima, elle, est venue avec ses parents : son mari ne se sentait "pas prêt". "C'est un moment que j'ai attendu toute ma vie", murmure, émue, Khadija Rascol, 45 ans, mariée à un converti, Christian, devenu Salah.

Pour s'offrir cette "connexion directe avec Allah", elles ont économisé. Mina Bakhalek, 52 ans, a mis trois ans pour réunir les quelque 4 000 euros nécessaires. Quand on aime, on ne compte pas, surtout pour flâner sur la terre natale du prophète Mahomet. "L'homme que j'aime plus que mon mari, sourit Khadija. Ce voyage est un événement encore plus fort que la naissance d'un enfant : c'est tout de même la rencontre avec ton créateur." Sa phrase à peine terminée, Khadija verse des larmes... "Il y a trop d'émotion, reprend Rahima. Mais regardez autour de vous : c'est un truc de fou de voir tous ces gens. C'est presque choquant !"

Ces femmes sont englouties par un concentré d'humanité vêtu de blanc. En cette période "bénie", plus de 1,5 million de croyants sont venus les vendredis écouter le sermon de l'imam. Cette année, l'Arabie saoudite, gardienne des lieux saints, Médine et La Mecque, aura accueilli officiellement 3,5 millions de pèlerins le temps du hadj. Certaines sources diplomatiques évoquent le chiffre de 5 millions. En 1940, ils étaient 9 024...

Au côté des "Françaises", assises sur des tabourets, des Iraniennes entonnent des sourates du Coran. Devant, des Pakistanais en pleine prière. A droite, des Turques, allongées à même le marbre. Plus loin, des Sénégalais, des Chinoises, des Russes, des Bosniaques, des Japonais, de vieux hommes éreintés du Bangladesh, des Malaisiennes, masque antibactérien sur le visage... Un tour du monde, d'un simple regard. Près des Escalator, un Américain sort son portable : "Devine d'où je t'appelle ?" On pleure des rivières, on dort, on se prend en photo, on se filme, on mange en famille... Gestes de foi, mais aussi d'amour. Des couples se tiennent la main, une Indonésienne pose sa tête sur le genou de son époux... Impensable ailleurs ! Le Haram est la seule mosquée au monde où hommes et femmes se mélangent.

"Ici, nous sommes tous sur un pied d'égalité, précise Rahima. Les riches ne sont pas devant toi." Pas de business class pour s'agenouiller au pied de la Kaaba, l'humble édifice qui trône au centre de la mosquée. C'est vers lui que tous les musulmans du monde se tournent pour prier. Khadija Rascol est tombée sur le sol lorsqu'elle l'a vu. Mina Bakhalek a eu la chair de poule : "Ce spectacle est d'une rare beauté. C'est émouvant." Nombreux sont ceux qui manquent de s'évanouir en l'apercevant ou explosent en sanglots.

Elles ont tourné sept fois autour de la Kaaba comme le veut la coutume. Khadija a réussi à effleurer l'édifice, mais au prix de quels efforts ? Les pieds de Mina ne touchaient plus le sol, la foule devenait hystérique... Chacun des dizaines de milliers de pèlerins devait toucher ce bout d'Eden, l'embrasser, le caresser avec son tapis de prière, imprégner son voile du parfum des anges qui, dit-on, vole au-dessus des têtes, humer le souffle de Dieu... On se bouscule, on s'étrangle. On en vient presque aux mains quand il s'agit de toucher la pierre angulaire engouffrée dans un coin de la Kaaba, qui lave de tous les péchés. Sertie d'argent, cette pierre aurait été apportée par l'Archange Gabriel. Autour, on étouffe. Les plus âgés s'évanouissent, les plus frêles aussi. Certains finiront leur vie dans "le jardin d'Allah". Mourir ici, c'est la plus belle des récompenses pour un croyant. Une dizaine de soldats saoudiens chargés de protéger la Kaaba sourient face à cette extase collective, repoussent les plus passionnés. Un Africain gratte le mastic d'une dalle de marbre, en retire de la poussière blanche qu'il frotte... sur ses dents.

Mais que demande-t-on à La Mecque ? "Que Dieu nous pardonne nos péchés, explique Mina, qu'il nous laisse entrer au paradis." Prier pour soi, la famille, les disparus. Une prière, ici, équivaut à 100 000 ailleurs. A Médine, où est enterré le prophète, c'est 1 000. "Il faut accumuler les miles", plaisante un pèlerin. "Dix-huit heures par jour sont consacrées à la spiritualité", explique Khadija. Avant de venir, elles se sont préparées : cure de vitamines, de magnésium, infiltration aux genoux... Après les circumambulations autour de la Kaaba, il faut prier dans le désert sous des tentes blanches qui s'étendent sur des kilomètres, se recueillir sur le mont Arafat, lapider les pierres diaboliques... "Une fois le hadj terminé, c'est comme si vous veniez de naître à nouveau", assure Khadija.
 
Ni jour ni nuit à La Mecque. Dans un chaos invraisemblable, les centaines de milliers de pèlerins se croisent, se heurtent sans la moindre excuse. Chacun pour soi et Allah pour tous. Les Klaxon agressent les oreilles. On crache, on urine où l'on peut, les détritus s'accumulent. Soudain, le muezzin appelle les fidèles. Le monde s'arrête de tourner, les moteurs des voitures aussi, tout se fige. Seuls le chant des oiseaux, quelques sonneries de téléphone et le ronronnement d'immenses ventilateurs de tunnel perturbent ce silence irréel. Toute la ville prie d'une seule voix.

Après la spiritualité, que faire ? "Des courses", sourit Khadija Rascol. Près de Lyon, ce petit bout de femme est aumônière : elle lave les morts, bénévolement. Elle a promis d'acheter des tapis verts pour recouvrir les cercueils et du parfum, le musc - "le Yves Saint Laurent des morts", s'amuse-t-elle. Il y a de quoi faire : La Mecque est un immense mall, un centre commercial à ciel ouvert, en pleine expansion, où les grues, jusque sur les toits des gratte-ciel, font concurrence aux minarets.

La Grande Mosquée est "une île" entourée de marques et de fast-foods, très appréciés des jeunes Occidentaux : ici, le Big Mac n'est pas interdit, puisqu'en terre sainte la viande est halal, égorgée selon les rites musulmans. Les luxueux hôtels comme le Hilton, Le Méridien, sont voisins des minarets. Comptez 1 300 euros la nuit à l'Intercontinental, situé en face de l'entrée du Haram. Mais tout est complet jusqu'au 28 décembre. Sur une tour, dans l'axe de la Kaaba, Omega donne l'heure. Quelle est la boisson la plus présente après l'eau sacrée de la source Zamzam ? Pepsi. Des distributeurs à ses couleurs s'étalent un peu partout dans la ville.

Toutes ces enseignes qui encerclent la mosquée sacrée s'inclinent face à Allah Ouakbar (Dieu est grand). Sur les tee-shirts, les sacs, les bijoux... L'adage est omniprésent dans tous les commerces. Les femmes se jettent sur les boutiques d'or, les hommes sur les chapelets, le Coran, les vêtements. Les prix ont été multipliés par deux, voire par trois. La Mecque ne connaît pas la crise financière. "Ça me choque un peu tout ça, avoue Amaria Bouzelifa, 58 ans. Il y a tant d'opprimés qui n'ont même pas d'endroit où dormir, de quoi manger."

En retournant à son hôtel, Amaria croise un Indonésien qui vient d'acheter des sachets de grains pour nourrir les pigeons. Il les répand sur l'esplanade, en face du Haram. Un Pakistanais à la barbe blanchâtre s'assied à cet endroit. Ramasse un grain, puis un autre. L'Indonésien lui fait un signe de la main qui signifie : "Mais que fais-tu ?" Le vieil homme lui répond d'un geste : "C'est pour manger."

Mustapha Kessous

http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/12/08/invitees-d-allah_1128299_3224_1.html
 
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