Pour commettre le pire, il n’est pas nécessaire d’être un monstre

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Pour commettre le pire, il n’est pas nécessaire d’être un monstre
Alexandre Jardin
mardi 18 janvier 2011, 10:57
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Alexandre Jardin a publié « Des gens très bien », qui évoque le passé collabo de son grand-père Jean Jardin, et suscite l’incompréhension en France.

La France est un curieux pays. On peut y parler de tout : de la pédophilie, des passions les plus inavouables mais pas du déshonneur de nos familles pendant la seconde guerre mondiale ; car ce passé-là ne passe pas. Surtout quand on prétend que pour participer au pire pendant l’occupation nazie, il ne fut pas nécessaire d’être un monstre.

La bagarre chez les Jardin
Depuis qu'Alexandre Jardin a critiqué son grand-père, Jean Jardin, dans son dernier livre « Des gens très bien », la polémique enfle autour du livre et jusque dans la famille Jardin elle-même. Pour Alexandre Jardin, son grand-père, chef de cabinet de Laval, chef du gouvernement de Vichy, pendant la rafle du Vel d'Hiv, aurait dû réagir, démissionner. Gabriel Jardin, l'oncle d'Alexandre, réfute ces accusations et avance sur evene.fr plusieurs témoignages qui vont à l'encontre de ces accusations de collaboration active. Certains gaullistes avaient, dit-il, prié Jean Jardin de ne pas quitter son poste, où il protégeait tant de gens. (d'après afp).
Mes romans sont lus en France par des centaines de milliers de gens depuis près d’un quart de siècle. On me prête la réputation d’être un auteur d’apparence légère, ivre de littérature sentimentale souriante. Et voilà qu’à presque quarante-six ans - âge auquel mon père est mort - j’avoue ce que cachait mon rire excessif en publiant un livre difficile, irréversible : « Des Gens Très Bien ». Ce crime de 300 pages, soudain, provoque une crise.

Pourquoi ? Parce qu’il parle de la cécité de ma famille et de celle de toute notre nation. Parce qu’il évoque la culpabilité des gens corrects, dotés d’une morale, qui collaborèrent avec le Nazisme et qui, en définitive, permirent l’extermination des Juifs. Parce qu’il dit que mon grand-père fut à la fois un mec foncièrement bien et qu’il fut complice du pire ; ce que nos cerveaux modernes ont du mal à penser. Parce qu’il crie ma honte de posséder l’ADN d’un homme qui collabora au plus haut niveau.

A dix-sept ans, j’ai compris que, le jour de la grande rafle du Vél d’Hiv (12 000 Juifs furent arrêtés à Paris puis presque tous exterminés), mon grand-père était le principal collaborateur du plus collabo des hommes d’Etat français (Pierre Laval, chef du gouvernement du Maréchal Pétain). Les 16 et 17 juillet 1942, Jean Jardin était à Vichy le directeur de cabinet de l’homme qui avait souhaité « la victoire de l’Allemagne ». Il était ses yeux, son bras droit, sa bouche. Pour ne pas dire : sa conscience.
 
Depuis, rongé de honte, je m’interroge : comment un homme très bien comme lui, appartenant à une société de gens très bien, a-t-il pu se faire complice de l’horreur ? Et persévérer dans l’indignité jusqu’en octobre 1943 ? En conservant une stupéfiante bonne conscience... puisqu’il conserva la photo de Pierre Laval sur son bureau jusqu’à sa mort en 1976, ainsi qu’un portrait de Pétain au mur.

Ce livre, vital pour moi, constitue le carnet de bord de ma lente lucidité.

Il fait état de toutes mes interrogations sur les êtres les plus dangereux à mes yeux : les gens biens sous tous rapports. Pour brûler une synagogue et liquider quelques Juifs, il suffit d’une poignée de détraqués et de quelques sadiques violents ; mais pour perpétrer cela à très grande échelle, les Etats ont besoin d’un discours moral de nature à mobiliser les gens bien, nombreux et beaucoup plus efficaces que les pervers. Mon grand-père Jean Jardin, pétri de christianisme, fut de ceux-là.



En 1940, le Maréchal Pétain fit « don de sa personne à la France », comme il le déclara. Son régime infect et raciste dégoulina de bons sentiments élevés qui permirent à Laval de s’assurer le concours des élites convenables. Tout en utilisant la police française pour persécuter les Juifs...

Pour des hommes comme mon grand-père, il fut préférable que des policiers français arrêtent des enfants Juifs plutôt que de laisser faire la Gestapo allemande. Ces dirigeants-là souhaitaient maintenir l’illusion que l’Etat français existait encore. Le culte de la souveraineté nationale justifia tout ; même de livrer des enfants Juifs à Hitler.

Tout cela je le hurle dans mon livre. En sautant dans le vrai pour ne pas mourir à quarante six ans de cécité ; comme mon père qui vécut fâché avec le réel.
 
Et soudain, une bonne part de la presse - habituée sans doute à ce que les crimes soient le fait de ******* - s’enflamme. Le Figaro m’insulte, publie dans son magazine une double page véhémente d’un oncle resté totalement fidèle à Vichy. Même Le Monde, fort de son magistère moral, tente de détruire le crédit de mon livre et se fait l’avocat d’un biographe complaisant qui tenta jadis de réhabiliter mon grand-père. Les deux principaux journaux français laisse entendre que je n’aurais « aucunes preuves » contre mon aïeul ; comme si c’était mon but (pourquoi accablerais-je gratuitement mon lignage ?) ; comme s’il n’était pas évident que le directeur de cabinet du chef du gouvernement est complice de l’action de son chef. On fonce tête baissée contre moi, avec force mépris et haine.

Pourquoi ? Parce que mon livre parle avant tout de la famille, donc de presque toutes nos familles qui, à des degrés divers, ont suivi en 1940 le Maréchal Pétain. Tant qu’en France on faisait des procès à d’ex-collabos crapuleux (Touvier, Papon), ça ne nous touchait pas personnellement. Les *******, c’était eux, pas nous, et surtout pas nos familles. Mais là je touche à la responsabilité des gens qui crurent avoir une morale ; donc je mets à mal l’honorabilité de nos propres familles.

Alors, bien sûr, mes lecteurs donneront de la voix dans le débat. Très rapidement, d’autres médias français contre-attaqueront ; notamment la presse gratuite, les grosses radios et la grande presse de province issue de la Résistance ; et les télévisions qui captent l’attention des plus jeunes. Une intense bataille mémorielle va se livrer entre les anciens et les quarantenaires qui, eux, n’ont pas la même relation de soumission que leurs aînés avec leurs pères. Elle sera hélas pleine de non dits ; car les anciens n’oseront jamais assumer ouvertement que défendre Jean Jardin c’est défendre Vichy.

Mais ce qu’il y a de beau en France, c’est que tout cela part d’un livre ; un objet qui, dans notre hexagone, reste sacré. Vive la France ! Celle qui vient.

(Ce texte est paru à l’origine dans le Guardian)
 
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