Pour les Casaouis : Derb Ghallef

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Mounir8

Al 3AZ Oula KHOZ
Le cliché est bien ancré : Derb Ghallef est l’antre de l’informel. Pourtant, la réalité semble bien différente. Le souk casablancais est un véritable carrefour où se croisent les circuits formels et informels. Clientèle et fournisseurs sont souvent issus de circuits de distribution structurés, les paiements sont parfois adossés au système bancaire et la moitié (au moins) des commerçants sont même connus du fisc, puisqu’ils s’acquittent de la patente. Autant de frontières floues entre l’économie formelle et informelle que pointe une étude socio-économique, à paraître sur la revue Economia. Bonnes feuilles résumées.

Aux origines de la Joutia


Derb Ghallef, l’originel, est situé à près d’un kilomètre du lieu de la Joutia actuelle. C’est un espace sur une largeur de trois ruelles, réservé dès les années 20 à un marché, la Souika. En 1959, un incendie réduit ce souk en cendres, obligeant les commerçants à s’installer sur l’ancienne route de Bouskoura. Les commerces de cette “nouvelle” Joutia vont alors se multiplier et se diversifier progressivement. Le nombre de commerçants va aller en se décuplant jusqu’en 1982 où un nouvel incendie ravage ce marché. Quelques mois auparavant, une enquête a répertorié officieusement les marchands, commerçants et artisans de la Joutia, selon la taille des espaces, l’activité et un ensemble d’autres indicateurs.

Une cartographie globale est ainsi construite avec pour idée initiale de préparer un déménagement au souk de Hay Hassani. Le hic : il n’y a pas assez d’espace pour contenir cette population. On se rabat alors sur Derb Ghallef : le terrain actuel de la Joutia appartient à plus d’une cinquantaine d’héritiers dont la plupart vivent à l’étranger et se manifestent peu. Une solution illégale, mais les autorités de l’époque passent outre : “Le terrain était vide, il y avait seulement des figues et des plantes sauvages, parfois des agressions et des vols. Les responsables à la préfecture nous ont alors rassemblés pour nous donner des autorisations d’installation provisoire pour 8 ou dix ans”, se souvient ce sexagénaire, vendeur de meubles. Vingt-cinq ans plus tard, la Joutia est toujours sur ce même terrain.

Depuis, Derb Ghallef a beaucoup évolué. La Joutia d’avant 1982 et celle d’aujourd’hui ont des configurations différentes. Dans la première, il y avait quelque 700 locaux, aujourd’hui il y a 1387 personnes réparties entre la Joutia elle-même (938 commerces), le marché Salam, dit de Selk car entouré de barbelés (449) et les Ferrachas (128) qui étalent régulièrement leurs marchandises, bien connus par la commune. Sans oublier ceux qui gravitent autour de la Joutia en attendant un changement de statut.

La débrouillardise fait la notoriété

Marché de la débrouillardise par excellence, l’auto-emploi à Derb Ghallef peut se présenter sous des formes d’associations aussi diverses que complexes. Elles ne se basent pas uniquement sur un apport de capital, mais tiennent aussi compte de qualifications complémentaires. Dans les commerces d’informatique ou de téléphones portables, un réparateur peut ainsi s’associer à un commerçant moyennant un pourcentage sur les opérations réalisées. Dans d’autres cas, un associé/assistant peut avoir sa propre marchandise déposée dans le local du propriétaire, auquel il verse une commission sur les ventes. Pour la grille des salaires, le montant de la rémunération des gérants de magasin de téléphones portables peut atteindre 6000 DH. Les moins bien lotis de Derb Ghallef sont payés à la semaine. Des avantages en nature ou des primes sont parfois accordés : repas ou frais de transport. Dans l’alimentaire par exemple, le montant de la rémunération est de 1200 DH par mois, plus 10 DH chaque jour pour les repas.

Pourtant, les commerces de Derb Ghallef se caractérisent par la faiblesse du nombre d’emplois : les effectifs ne dépassent pas cinq personnes et la main d’œuvre familiale est prédominante. Selon le recensement réalisé par le Haut commissariat au plan, le nombre moyen d’emplois est de 2,3 personnes par unité. Les activités qui concentrent le plus de main d’œuvre sont la friperie (12%), la vente et la réparation d’appareils électroniques (10%), l’ameublement (10%) et les vêtements (9%).

Derb Ghallef s’est fait une réputation à part, par rapport aux autres souks. Certains marchands n’hésitent pas à le comparer aux grandes surfaces structurées. “Dans la Joutia, on trouve des produits de marque avec plus d’“options” et pour 50% moins cher par rapport à Marjane”, se vante ce vendeur de paraboles. Les avantages commerciaux que procure sa localisation font l’unanimité chez les commerçants. Mais son principal atout réside dans l’existence d’un espace d’informalité où les prix demeurent inférieurs à ceux pratiqués dans le circuit structuré. Cet argument est avancé par la grande majorité des opérateurs (électronique, informatique, prêt-à-porter de luxe) qui affirment que les prix sont de 15% inférieurs à ceux pratiqués dans le secteur formel. C’est aussi le cas dans l’alimentaire, où les prix des produits importés par les réseaux non officiels sont plus compétitifs que les produits locaux.

D’où viennent tous ces produits ?

Les réseaux d’approvisionnement de Derb Ghallef sont multiples. Les commerces d’appareils électroniques, informatiques, d’alimentaire et de pneumatiques cumulent à la fois des réseaux formels et informels. Les marchandises proviennent de grandes entreprises structurées, ou encore de grossistes de Garage Allal ou Derb Omar qui font leurs emplettes chez les importateurs de Chine et d’Europe. L’approvisionnement s’appuie aussi sur des réseaux de migrants. Parfois, ce sont même des fournisseurs individuels : “Les émigrés d’Allemagne, des Pays-Bas et de Belgique apportent beaucoup de PC, téléphones, PlayStation… Nous les connaissons, alors on fixe rendez-vous, on négocie et on conclut le marché”, raconte ce commerçant en informatique.

Les tenanciers sont néanmoins confrontés à des difficultés d’approvisionnement qui varient selon l’activité. Certains grossistes déclarent subir les contrôles douaniers, “allant jusqu’à perdre dans certains cas leur marchandise”. Pour faire face à ces entraves, certains contournent la réglementation. À titre d’exemple, les importateurs de vêtements enlèvent les étiquettes ou changent le nom des marques pour éviter le paiement des taxes. Pour faire face aux ruptures de stock et fidéliser la clientèle, les commerçants empruntent le produit chez leurs collègues, moyennant une partie de la marge bénéficiaire. Et face à l’insuffisance de liquidités, le crédit fournisseur fonctionne au maximum.

Les “facilités fournisseur-client” (talq) constituent une pratique très courante pour la quasi-totalité des activités de la Joutia. Le crédit est même accordé par des usines structurées qui entretiennent des relations avec certains commerces, comme le matériel informatique. Adapté au caractère instable des activités, souple au niveau des délais de remboursement, facile d’accès, le talq est largement sollicité par les commerçants. Il constitue une alternative à l’absence de recours au crédit bancaire. Mais ce système n’aurait guère été possible sans la force des relations personnelles, les critères de confiance et de moralité des bénéficiaires, dans une économie de proximité.

Une machine à cash

Le revenu des locataires de Derb Ghallef est un sujet sensible, surtout chez ceux qui opèrent dans les produits de contrebande. Il est difficile d’estimer correctement ce revenu en l’absence d’une comptabilité et les confusions entre caisse de l’entreprise et celle de la famille. Interrogé sur leurs revenus journaliers, les commerçants répondent en chœur : “C’est une question de ’arzaq’”. Néanmoins, la fourchette varie globalement entre 200 et 500 DH par jour… “Et des fois, rien”, le jure ce fripier. Pour les vendeurs de produits alimentaires, la marge se situe entre 200 et 300 DH par jour. Pour les vendeurs de chaussures, on estime le revenu mensuel à 5000 DH en période de forte activité.

Côté clientèle, les catégories sociales sont hétérogènes : la clientèle aisée et moyenne (pour le prêt-à-porter de luxe), les professions libérales structurées (avocats, médecins pour le matériel de bureau), les étudiants, mais également les catégories à faibles revenus. La demande intègre aussi des grossistes qui opèrent à l’extérieur de la Joutia : les commerces d’appareils électroniques, de produits informatiques et de téléphones portables s’adressent à des revendeurs basés aux quatre coins du pays. La clientèle peut aussi venir du secteur formel. “Toute personne ayant une ordonnance pour avoir des lunettes peut venir ici... On lui ramène la marque qu’elle veut, même d’Allemagne. Les opticiens diplômés viennent d’ailleurs s’approvisionner chez nous”, explique un vendeur en optique.
 
Reportage. Dima dima Derb Ghallef (AIC PRESS)
(www.telquel-online.com)

Voyage au cœur du petit monde de Derb Ghallef, royaume du commerce et de l’informel, un jour de ramadan. Éloquent.

À peine entré dans la gigantesque caverne d'Ali Baba, les sourates du Coran résonnent. Un vendeur posté en début du labyrinthe a inséré le livre-DVD dans son appareil pour le plaisir d'un petit groupe de barbus rassemblés à ses côtés, livre sacré en main. “Je le mets tous les jours, même hors de la période de ramadan”. Tous les jours, donc. “Sauf le vendredi, jour de prière”, précise le vendeur, la trentaine, jean et t-shirt. Les disques religieux, il les vend, mais il lui arrive aussi de les donner, comme ça, gracieusement. Cœur pieux en ce mois de piété et de générosité ? Un de ses collègues trouve le moyen de le taquiner : “D’accord, d’accord, mais c’est quand même toi le premier à te chercher une copine pendant le ramadan, ne l’oublie pas !”.

À première vue, ramadan ou pas, rien ne semble distinguer ce Derb Ghallef-là de celui du reste de l’année. Les DVD pirates, par exemple, sont les mêmes. Ils font toujours recette, tous genres compris, à commencer par les films d’action, et les bobines oscillant gentiment entre amour et sexe. Sex and the city n'a pas disparu des étalages. Babysitters, un film à la pochette évocatrice, mais pas interdit aux moins de 18 ans, est là aussi... Peut-être que les vendeurs de X sous le manteau ont déguerpi pendant le mois de jeûne ? Mohamed, vendeur de vêtements, de téléphones et de DVD à la volée depuis dix ans, assure que non. “Mais pour en trouver, il faudra frapper à toutes les portes des petits vendeurs de disques piratés. Car ce n'est pas sur les étalages, à la vue de tous, qu'il est possible de trouver le dernier Rocco (Siffredi)...”. Il est 16h00. L'heure de la prière. Les allées de la joutiya sont presque désertes.

Produit-vedette : les dattes

À flâner dans les ruelles, entre tôle et électroménager, la gent masculine reste majoritaire à fouler le pavé. Les petites allées étroites ne respirent pas plus que ça le religieux. “Tout le monde a déjà un Coran chez soi, ce n'est pas ça qui marche le mieux, indique Mohamed. Moi, je vends des films. Et ça, ça marche pendant ramadan”, poursuit notre interlocuteur, comme pour justifier la nature très diversifiée des produits exposés à la vente.

Reste à savoir, sur un plan plus général, que si les Casablancais mettent les pieds au royaume du piratage au moins une fois tous les ans, les affaires, en ce mois de septembre spirituel, ne sont pas forcément à leur apogée. Côté électronique, le plus achalandé des rayons du Derb, beaucoup de vendeurs avouent “vendre moins”. La rentrée des classes y est peut-être aussi pour quelque chose. Et c'est vrai que ce n'est pas l'effervescence, un mardi, à 14h, perdu au cœur de Derb Ghallef.

Les habitués de la joutiya l’auront sans doute relevé. Ce qui change vraiment, en ce mois sacré, ce sont les odeurs. Il leur manque sans doute les senteurs des brochettes, des saucisses ou des sardines frites. Il faut s'enfoncer plus loin dans le souk pour retrouver la trace des rayons dédiés à l’alimentation. Et côté ventes, ce n'est pas très fort là non plus. Un homme est seul, autour d'une petite caisse de mangues encore pleine. Un peu plus loin, l'un des nombreux vendeurs de jus. Les stores de la boutique sont à moitié fermés, mais le jeune marchand reste fidèle au poste. Et ravi de son mois, puisqu'il a trouvé la parade : il vend ses jus dans des bouteilles et non sur place. “Et qui dit bouteille, dit plus grande quantité”. Ses clients ? “Surtout des enfants, sinon des étrangers”. Et ceux qui esquivent le jeûne, serait-on tenté d'ajouter. Entre deux boutiques de livres et de papeterie, qui font leurs choux gras avec la rentrée, une petite cuisinière prépare des m'semen. On n’en doute pas une seule seconde : pour elle, le ramadan, ça marche ! Faux. “D'habitude je vends plus. Ce sont les collègues des boutiques alentour qui viennent m'acheter, à l'heure du goûter, dès qu'ils ont faim”. Une clientèle perdue pour un mois…

En fait, dans le rayon “alimentation”, ce sont les marchands de fruits secs qui détiennent le produit-phare du ramadan : les dattes. Chaque année, durant la période de jeûne, ils disent en vendre tout simplement le double. Alors que la plupart des commerçants arrivent vers 11h, pour repartir autour de 17h30, eux sont les premiers levés. Ils ouvrent la boutique dès 8 heures du matin, pour fournir les acheteurs qui travaillent et qui n'ont pas le temps de se déplacer avant le f'tour.

Quand les esprits s'échauffent...

Dimanche, 17 heures. Les chemins de Derb Ghallef grouillent de monde, surtout devant les boutiques de produits électroniques. Soudain, des voix s'élèvent et un attroupement se forme. “Je vais te casser la gueule !”. Une première bagarre éclate. Un commerçant soupçonne ce client de lui avoir dérobé un petit appareil. Après quelques cris et autant de coups esquivés, l'homme écrase l'objet dans sa main. “Le voilà, ton afficheur !”. À peine cinq minutes plus tard, et déjà une deuxième échauffourée. Cette fois, c'est la querelle entre deux vendeurs qui attire les badauds. Les deux marchands de téléphones qui se font concurrence depuis des années… en arrivent aux mains. Des excès de virilité déplacées ? Des fumeurs en manque de nicotine ? Peut-être. Mais surtout des êtres en manque de nourriture. Les visages sont pâles et fatigués. Une voix aiguë, féminine, éclate. Encore une dispute. La fille désigne un homme deux fois plus épais qu'elle. Après séparation, elle se plaint auprès des marchands : “Il allait m'entailler le visage!”. En guise de réponse, elle ne reçoit que des “Tais-toi s'il te plaît !” et un “Va plutôt t'offrir une chirurgie esthétique”, qui fait sourire quelques badauds.

18 heures. Tout le monde plie bagages. Les stores se ferment, les allées se vident. Et les tensions s'apaisent pour mieux s'exprimer ailleurs. À l'extérieur, devant Derb Ghallef, les coups de klaxon fusent, les chauffeurs de taxi crient et les automobilistes semblent un tantinet plus pressés. Les estomacs n'attendront pas plus longtemps.

Business. Vous avez dit informel ?

Véritable galerie commerciale géante à ciel ouvert, le souk de Derb Ghallef compte près d’un millier de magasins, auxquels s’ajoutent près de 500 échoppes du marché Salam et les quelque 128 ferrachas, qui étalent leurs produits à même le sol. Ceci sans oublier les nombreux vendeurs qui gravitent autour de la joutiya. Et pour faire fonctionner cette fourmilière, ils sont près de 1400 personnes à s'affairer chaque jour. Tout ce beau monde évolue dans le plus grand flou juridique et fiscal. Mais à y voir de plus près (et d’après une étude publiée par la revue Economia en février 2008), les interactions entre formel et informel sont omniprésentes au cœur de la célèbre caverne d’Ali Baba casablancaise. Une grande partie des marchandises qui y sont commercialisées passent souvent par le circuit “officiel” (production, importation, distribution…) avant de se retrouver sur les étals des marchands de Derb Ghallef. Selon des données du Haut commissariat au plan, à peine 51% des commerces installés à Derb Ghallef sont inscrits à la patente. Mais il en est autrement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) : personne ne s’en acquitte. Et c'est de cette “économie” que provient souvent la compétitivité des prix dans les allées du “Derb”.
 
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