Allah yehemha , que son âme repose en paix .
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Touria Chaoui, un destin briséecrit par :Souleiman Bencheikh
Assassinée à 19 ans, le 1er mars 1956, soit la veille de notre Indépendance, la première femme pilote marocaine incarne au mieux les illusions perdues de l’Indépendance.
Casablanca, la rue n’a presque pas changé. Son nom, toujours le même : la rue de Bergerac, coincée entre les quartiers de Mers Sultan et de Derb Sultan. L’immeuble est encore là : trois étages au blanc délavé. Un vieux du derb se souvient : « Je suis arrivé neuf ans après la mort de Touria Chaoui. L’histoire circulait encore ». L’histoire bien sûr, c’est celle du destin fauché de Touria Chaoui, une icône de la marche triomphante du Maroc vers l’Indépendance, au début des années 1950.
Ce 1er mars 1956, Touria Chaoui est donc au volant de sa voiture, accompagnée de son frère Salah Eddine, de huit ans son cadet. Arrivée au niveau de leur immeuble, elle passe la tête par la portière pour parler à sa mère qui l’interpelle du balcon. C’est à ce moment qu’un forcené, auquel personne n’a pris garde, tire sur elle à bout portant. Touria Chaoui meurt sur le coup, sous les yeux interloqués de sa mère, de son frère et de quelques voisins. Le meurtrier serait un certain Ahmed Touil, qui aurait été lui-même assassiné quelques temps plus tard.
En ce 1er mars 1956, la mort de Touria Chaoui n’est pas un simple fait divers. Elle est en fait tout un symbole. La première aviatrice marocaine – elle n’avait pas plus de 15 ans quand elle a obtenu son brevet de pilote – incarne alors à merveille l’avenir radieux du futur Maroc indépendant. Sa mort résonne comme la fin d’une illusion.
Un espoir nommé Touria
Le destin de Touria Chaoui s’est dessiné très tôt. Originaire de Fès, sa famille s’installe à Casablanca en 1948. Son père, Abdelwahed Chaoui, est alors un journaliste reconnu, un des rares Marocains à avoir percé dans la rédaction d’un journal français (Le Courrier du Maroc), doublé d’un pionnier du théâtre et du cinéma marocain. En 1948, il occupe d’ailleurs un rôle principal aux côtés de Georges Marchal et Maria Casares dans La Septième Porte, un film réalisé par André Zwobada et tourné à Fès. C’est donc dans un milieu intellectuel que grandissent Touria et son frère cadet Salah Eddine. Les jeunes Chaoui côtoient également, sans toujours comprendre, les grands noms du nationalisme marocain, Allal El Fassi et Ahmed Balafrej notamment, car leur père, en homme de lettres qui se respecte, fraie forcément avec l’Istiqlal. Touria qui, depuis toute petite, rêve de devenir pilote, est fortement encouragée par son père qui se démène pour l’inscrire à l’école de Tit Mellil, jusqu’alors réservée aux Français. Inscrite après moult démarches, elle suit une scolarité exemplaire et obtient son brevet en 1951. L’événement fait à l’époque la Une de la presse marocaine et internationale : à 15 ans, Touria Chaoui est la première femme pilote du monde arabe, elle est également la première pilote civile marocaine, hommes et femmes confondus. La jeune native de Fès devient une gloire nationale : elle pose en compagnie de Jacqueline Auriol, pilote d’essai et nièce du président Vincent Auriol, elle est reçue par le sultan Mohammed Ben Youssef et ne tarde pas à devenir une familière des princesses. Une de ses anciennes amies proches témoigne : « C’était quelqu’un de très simple et elle était très appréciée. Je l’ai connue alors qu’elle était déjà célèbre, mais c’est elle qui est venue vers moi quand j’ai emménagé dans son immeuble. Nous avions à peu près le même âge et sommes très vite devenues inséparables ». A cette époque, Touria est une jeune fille de son temps, avec des rêves plein la tête, et un agenda très chargé. Sa notoriété et son exemplarité font rapidement d’elle une ambassadrice de la cause féminine au sein de l’Institution Lalla Amina (du nom de la plus jeune fille de Mohammed Ben Youssef née en exil à Madagascar) consacrée à l’aide aux jeunes filles et à la défense de l’émancipation des femmes.
Vol de parade et marche funèbre
Comme tous les Marocains de son temps, Touria vit intensément la période de violences qui précède l’Indépendance et appelle de tous ses vœux au retour du sultan exilé. Sa famille n’est pas à l’abri de la vindicte du groupe Présence française, qui mène des actions terroristes pour empêcher l’Indépendance. Salah Eddine, le frère de Touria, qui vit aujourd’hui en France, se remémore encore leur départ brutal de la maison qu’ils occupaient dans l’ancienne rue Bonaparte. Un jour, un commerçant conseille à Abdewahed de quitter les lieux, lui révélant qu’un membre de Présence française est venu se renseigner sur les horaires de la maisonnée. Le soir même, la petite famille, installée pour la nuit dans un hôtel au bout de la rue, échappe de peu à la mort : une explosion a touché la maison qu’ils viennent de quitter, sans faire de victime.
En novembre 1955, au moment où Mohammed Ben Youssef rentre d’exil, le pire semble évité. L’heure est à la joie et à la liesse populaire. A bord de son avion monoplace, Touria salue à sa manière l’arrivée du sultan sur le tarmac de l’aéroport de Rabat : avec force loopings et autres figures acrobatiques, et en larguant des tracts de bienvenue à la gloire du souverain.
La suite on la connaît : Touria Chaoui meurt assassinée quelques mois plus tard et est enterrée à Casablanca. Une foule nombreuse accompagne son dernier cortège. Sa famille ne se remettra jamais du deuil. Les parents de Touria ne tardent pas à déménager. Quant à son frère Salah Eddine, il est encore amer. Installé en France, à Vichy, depuis une quinzaine d’années, il revit avec douleur le drame qui s’est joué sous ses yeux, 54 ans en arrière.
Le deuil est d’autant plus difficile que le mobile du meurtre reste insondable. Touria a-t-elle été victime d’un règlement de comptes entre nationalistes ? Pour Salah Eddine, une chose est sûre : « Nous savions que nous risquions quelque chose. D’ailleurs, Allal El Fassi avait conseillé à mon père de s’installer quelque temps à l’étranger ». La fin tragique de Touria Chaoui, à la veille de l’Indépendance, laisse finalement le goût d’un formidable gâchis, comme une fête ratée avant même d’avoir commencé.
L’Histoire se montre néanmoins oublieuse et injuste avec le souvenir de Touria Chaoui, qui est notre meilleure preuve de ce qu’une femme a pu être à ce point en avance sur son temps… peut-être notre Jeanne d’Arc à nous .