Tchétchénie : l'ordre islamique s'installe à Grozny
LE MONDE | 02.12.08 | 13h40 Mis à jour le 02.12.08 | 13h40
GROZNY ENVOYÉE SPÉCIALE
Avec ses boutiques de mode, ses rues tracées au cordeau, ses immeubles reconstruits, Grozny, la capitale tchétchène, a l'air d'une ville ordinaire où il fait bon vivre. Fini les bâtiments en ruine, les rues défoncées, les murs criblés de balles qui, il y a deux ans encore, s'offraient à la vue à chaque pas, donnant à la cité l'allure d'une Stalingrad du XXIe siècle. Pour un peu, il serait possible d'oublier que la ville a été rasée par les bombardements intensifs de l'armée russe à l'hiver 1999-2000.
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La Tchétchénie depuis 1999
1er octobre 1999 : début de la deuxième guerre de Tchétchénie après l'entrée, au Daguestan, de combattants du chef de guerre Chamil Bassaïev et une série d'attentats, en août et septembre, qui ont fait plus de 300 morts en Russie, attribués aux Tchétchènes par Moscou.
23-26 octobre 2002 : un commando d'une cinquantaine de rebelles tchétchènes prend le contrôle du Théâtre Nordost à Moscou. Le 26, les forces spéciales russes donnent l'assaut. Un gaz employé pour neutraliser les rebelles - qui sont tous tués - fait au moins 119 victimes.
9 mai 2004 : le président Akhmad Kadyrov, mufti prorusse nommé en juin 2000 par le Kremlin et élu en octobre 2003 dans un scrutin marqué par d'innombrables fraudes, est tué dans un attentat.
1er septembre 2004 : une prise d'otages dans une école à Beslan, en Ossétie du Nord, par un groupe armé composé de Tchétchènes, d'Ingouches et d'un Ossète, fait plus de 344 victimes. La prise d'otages est revendiquée par Chamil Bassaïev.
8 mars 2005 : le leader indépendantiste Aslan Maskhadov est tué dans une opération commando russe.
10 juillet 2006 : Chamil Bassaïev est tué.
Mars 2007 : Ramzan Kadyrov, premier ministre et chef d'un service de sécurité, devient président de la Tchétchénie.
Sur le même sujet
En fin de journée, une jeunesse insouciante flâne au centre-ville, exhibant sa modernité. Bras dessus, bras dessous, des jeunes filles, jupes longues moulantes et hauts talons, arpentent l'avenue, portables en main, faux sacs Chanel ou Dolce Gabana en bandoulière. Dans les cafés, de jeunes garçons commentent à haute voix les derniers clips vidéo à la mode, diffusés sur les écrans plats. "Ouvrez les yeux ! Rien n'est plus comme avant", s'extasie Rouslan, la trentaine. Revenu définitivement de France, où il s'était réfugié avec les siens pendant la guerre, ce père de quatre enfants mise sur la "normalisation" engagée par le président Ramzan Kadyrov.
Nommé par le Kremlin à la tête de la république ravagée par quinze années de guerre, le fils de l'ancien mufti, connu pour ses geôles secrètes et les récits de torture qui s'y rattachent, tient plus du "khan" que du président. Ses portraits géants et ses citations sont partout. "Ensemble, nous bâtissons le futur", dit une affiche de l'homme fort.
La population y croit. C'est sur son ordre que Grozny a été rebâtie de pied en cap, au centre comme à la périphérie. L'électricité, le gaz, l'eau courante ont été rétablis. La reconnaissance des habitants est palpable. "Ce que Ramzan a fait, aucun n'en a été capable avant lui", affirme Fatima, une mère au foyer. "Les gens sont fatigués, ils n'aspirent qu'à une chose : vivre. Ils ne veulent plus penser à tout ce qui s'est passé", décrit Zaynap, une militante des droits de l'homme.
Le projet de normalisation passe par une mise en valeur des traditions tchétchènes avec un fort retour à l'islam traditionnel. Au bout de l'avenue Vladimir-Poutine, en plein centre-ville, une immense mosquée a été érigée, "la plus grande d'Europe, capable d'accueillir 10 000 fidèles", rappelle fièrement un jeune Tchétchène venu y prier. Avec son parc (14 hectares), son institut islamique et son hôtel pour pèlerins, la mosquée fait des envieux dans tout le Caucase. Officiellement, elle est présentée comme le symbole des relations apaisées entre Moscou et la petite République, jadis rebelle.
MORALISATION DE LA SOCIÉTÉ
Le 20 octobre, le premier ministre russe, Vladimir Poutine, l'a visitée aux côtés de Ramzan Kadyrov, son protégé. "Des ennemis de la Russie ont utilisé la Tchétchénie et la religion pour détruire la souveraineté russe, mais les Tchétchènes ont défendu l'intégrité territoriale russe et la pureté de l'islam", a expliqué M. Kadyrov lors de l'inauguration officielle.
En quête de "normalité", la population voit d'un bon oeil le nouveau projet de moralisation de la société. Désormais, le président l'a décidé, les jeunes filles doivent porter le foulard à l'université. Rien de très contraignant, au pire celles qui ne veulent pas avoir la tête entièrement recouverte peuvent se contenter d'un ruban négligemment noué sur les cheveux. En 2009, les étudiantes passeront au hidjab, une tenue plus couvrante, promise par le président, certain qu'"elles adoreront cela".
Le rappel des normes de conduite traditionnelles est omniprésent et touche surtout les femmes. A la télévision locale, une émission met en garde contre les tenues vulgaires et les moeurs déplacées. L'idée générale est que certaines filles en prennent un peu trop à leur aise. "Tout cela, c'est la faute du portable. Avec leurs téléphones, les filles peuvent parler librement aux garçons et visionner des vidéos qui ne donnent pas le bon exemple", croit savoir Naourbek, étudiant à l'université.
Récemment, du 26 au 29 novembre, la découverte, dans les environs de Grozny, des corps de sept jeunes filles assassinées par balles a relancé le thème de l'amoralité des femmes. Selon Viktor Ledenev, un responsable du parquet russe pour la Tchétchénie, les sept victimes, âgées de 25 ans à 30 ans, ont probablement "été victimes de criminels" voyant en elles "des femmes pouvant avoir un mode de vie amoral".
Depuis, cette explication est dans toutes les bouches ou presque. Si la découverte macabre des corps, abandonnés dans la nature autour de Grozny, a relancé l'inquiétude, l'évocation de "l'amoralité" a suffi à calmer les esprits.
Natalia Istemirova, qui dirige l'association de défense des droits de l'homme Memorial à Grozny, ne peut y croire : "Ces assassinats n'ont rien à voir avec des crimes d'honneur parce que, dans ce cas, les jeunes filles, tuées par leur propre famille, sont enterrées et non pas laissées dans un fossé. Et puis en général, les familles font cela en secret." Selon elle, ces femmes auraient pu "être les témoins gênants de choses qu'elles n'auraient pas dû voir". Le fait que le parquet russe mette en avant l'amoralité des jeunes filles "prouve, ajoute-t-elle, qu'il n'y a pas de volonté de mener une enquête sérieuse". Elle affirme que des familles ont protesté le jour des obsèques, remettant en question la version officielle des faits.
Satsita, la trentaine, qui travaille comme infirmière à l'hôpital, n'est plus tranquille lorsqu'elle rentre chez elle, parfois tard le soir. "Je me pose des tas de questions, je ne peux pas croire que ces filles ont été tuées pour leur conduite." Comme la plupart des Tchétchènes, elle ignore qu'en 2007 les corps de six jeunes filles, criblés de balles, ont été retrouvés dans un bois près de Tsenteroï, le village natal du président. Les parents d'une des victimes ont demandé et obtenu une expertise médicale, mais l'affaire a été rapidement classée sans suites.
Marie Jégo
LE MONDE | 02.12.08 | 13h40 Mis à jour le 02.12.08 | 13h40
GROZNY ENVOYÉE SPÉCIALE
Avec ses boutiques de mode, ses rues tracées au cordeau, ses immeubles reconstruits, Grozny, la capitale tchétchène, a l'air d'une ville ordinaire où il fait bon vivre. Fini les bâtiments en ruine, les rues défoncées, les murs criblés de balles qui, il y a deux ans encore, s'offraient à la vue à chaque pas, donnant à la cité l'allure d'une Stalingrad du XXIe siècle. Pour un peu, il serait possible d'oublier que la ville a été rasée par les bombardements intensifs de l'armée russe à l'hiver 1999-2000.
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La Tchétchénie depuis 1999
1er octobre 1999 : début de la deuxième guerre de Tchétchénie après l'entrée, au Daguestan, de combattants du chef de guerre Chamil Bassaïev et une série d'attentats, en août et septembre, qui ont fait plus de 300 morts en Russie, attribués aux Tchétchènes par Moscou.
23-26 octobre 2002 : un commando d'une cinquantaine de rebelles tchétchènes prend le contrôle du Théâtre Nordost à Moscou. Le 26, les forces spéciales russes donnent l'assaut. Un gaz employé pour neutraliser les rebelles - qui sont tous tués - fait au moins 119 victimes.
9 mai 2004 : le président Akhmad Kadyrov, mufti prorusse nommé en juin 2000 par le Kremlin et élu en octobre 2003 dans un scrutin marqué par d'innombrables fraudes, est tué dans un attentat.
1er septembre 2004 : une prise d'otages dans une école à Beslan, en Ossétie du Nord, par un groupe armé composé de Tchétchènes, d'Ingouches et d'un Ossète, fait plus de 344 victimes. La prise d'otages est revendiquée par Chamil Bassaïev.
8 mars 2005 : le leader indépendantiste Aslan Maskhadov est tué dans une opération commando russe.
10 juillet 2006 : Chamil Bassaïev est tué.
Mars 2007 : Ramzan Kadyrov, premier ministre et chef d'un service de sécurité, devient président de la Tchétchénie.
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En fin de journée, une jeunesse insouciante flâne au centre-ville, exhibant sa modernité. Bras dessus, bras dessous, des jeunes filles, jupes longues moulantes et hauts talons, arpentent l'avenue, portables en main, faux sacs Chanel ou Dolce Gabana en bandoulière. Dans les cafés, de jeunes garçons commentent à haute voix les derniers clips vidéo à la mode, diffusés sur les écrans plats. "Ouvrez les yeux ! Rien n'est plus comme avant", s'extasie Rouslan, la trentaine. Revenu définitivement de France, où il s'était réfugié avec les siens pendant la guerre, ce père de quatre enfants mise sur la "normalisation" engagée par le président Ramzan Kadyrov.
Nommé par le Kremlin à la tête de la république ravagée par quinze années de guerre, le fils de l'ancien mufti, connu pour ses geôles secrètes et les récits de torture qui s'y rattachent, tient plus du "khan" que du président. Ses portraits géants et ses citations sont partout. "Ensemble, nous bâtissons le futur", dit une affiche de l'homme fort.
La population y croit. C'est sur son ordre que Grozny a été rebâtie de pied en cap, au centre comme à la périphérie. L'électricité, le gaz, l'eau courante ont été rétablis. La reconnaissance des habitants est palpable. "Ce que Ramzan a fait, aucun n'en a été capable avant lui", affirme Fatima, une mère au foyer. "Les gens sont fatigués, ils n'aspirent qu'à une chose : vivre. Ils ne veulent plus penser à tout ce qui s'est passé", décrit Zaynap, une militante des droits de l'homme.
Le projet de normalisation passe par une mise en valeur des traditions tchétchènes avec un fort retour à l'islam traditionnel. Au bout de l'avenue Vladimir-Poutine, en plein centre-ville, une immense mosquée a été érigée, "la plus grande d'Europe, capable d'accueillir 10 000 fidèles", rappelle fièrement un jeune Tchétchène venu y prier. Avec son parc (14 hectares), son institut islamique et son hôtel pour pèlerins, la mosquée fait des envieux dans tout le Caucase. Officiellement, elle est présentée comme le symbole des relations apaisées entre Moscou et la petite République, jadis rebelle.
MORALISATION DE LA SOCIÉTÉ
Le 20 octobre, le premier ministre russe, Vladimir Poutine, l'a visitée aux côtés de Ramzan Kadyrov, son protégé. "Des ennemis de la Russie ont utilisé la Tchétchénie et la religion pour détruire la souveraineté russe, mais les Tchétchènes ont défendu l'intégrité territoriale russe et la pureté de l'islam", a expliqué M. Kadyrov lors de l'inauguration officielle.
En quête de "normalité", la population voit d'un bon oeil le nouveau projet de moralisation de la société. Désormais, le président l'a décidé, les jeunes filles doivent porter le foulard à l'université. Rien de très contraignant, au pire celles qui ne veulent pas avoir la tête entièrement recouverte peuvent se contenter d'un ruban négligemment noué sur les cheveux. En 2009, les étudiantes passeront au hidjab, une tenue plus couvrante, promise par le président, certain qu'"elles adoreront cela".
Le rappel des normes de conduite traditionnelles est omniprésent et touche surtout les femmes. A la télévision locale, une émission met en garde contre les tenues vulgaires et les moeurs déplacées. L'idée générale est que certaines filles en prennent un peu trop à leur aise. "Tout cela, c'est la faute du portable. Avec leurs téléphones, les filles peuvent parler librement aux garçons et visionner des vidéos qui ne donnent pas le bon exemple", croit savoir Naourbek, étudiant à l'université.
Récemment, du 26 au 29 novembre, la découverte, dans les environs de Grozny, des corps de sept jeunes filles assassinées par balles a relancé le thème de l'amoralité des femmes. Selon Viktor Ledenev, un responsable du parquet russe pour la Tchétchénie, les sept victimes, âgées de 25 ans à 30 ans, ont probablement "été victimes de criminels" voyant en elles "des femmes pouvant avoir un mode de vie amoral".
Depuis, cette explication est dans toutes les bouches ou presque. Si la découverte macabre des corps, abandonnés dans la nature autour de Grozny, a relancé l'inquiétude, l'évocation de "l'amoralité" a suffi à calmer les esprits.
Natalia Istemirova, qui dirige l'association de défense des droits de l'homme Memorial à Grozny, ne peut y croire : "Ces assassinats n'ont rien à voir avec des crimes d'honneur parce que, dans ce cas, les jeunes filles, tuées par leur propre famille, sont enterrées et non pas laissées dans un fossé. Et puis en général, les familles font cela en secret." Selon elle, ces femmes auraient pu "être les témoins gênants de choses qu'elles n'auraient pas dû voir". Le fait que le parquet russe mette en avant l'amoralité des jeunes filles "prouve, ajoute-t-elle, qu'il n'y a pas de volonté de mener une enquête sérieuse". Elle affirme que des familles ont protesté le jour des obsèques, remettant en question la version officielle des faits.
Satsita, la trentaine, qui travaille comme infirmière à l'hôpital, n'est plus tranquille lorsqu'elle rentre chez elle, parfois tard le soir. "Je me pose des tas de questions, je ne peux pas croire que ces filles ont été tuées pour leur conduite." Comme la plupart des Tchétchènes, elle ignore qu'en 2007 les corps de six jeunes filles, criblés de balles, ont été retrouvés dans un bois près de Tsenteroï, le village natal du président. Les parents d'une des victimes ont demandé et obtenu une expertise médicale, mais l'affaire a été rapidement classée sans suites.
Marie Jégo