"The Reader" : le 'Liseur' perverti par Hollywood
LE MONDE L'histoire de ce projet est édifiante, en ce qu'elle illustre la manière dont Hollywood peut pervertir les meilleures intentions du monde. Au départ, il y a Le Liseur, ce best-seller de l'Allemand Bernard Schlink publié en 1995. L'histoire de l'initiation sensuelle et amoureuse d'un adolescent de 15 ans par une femme de 35 ans, dans la République fédérale allemande des années 1950. Hanna a secouru Michael dans la rue alors qu'il vomissait, en proie à une jaunisse. Guéri, le gamin vient remercier sa samaritaine, devient son amant, et son liseur.
Car cette receveuse de tramway n'a de cesse de se faire lire à haute voix les textes classiques, dont son étudiant enflammé est un connaisseur. Elle impose bientôt un rituel digne de Philippe Sollers : lire puis jouir. Association libératoire du sexe et du livre, de l'extase et du phrasé, qui échappe d'ailleurs à nos tâcherons de l'adaptation sur mesure.
Cette histoire a deux volets. Le premier se clôt par la disparition subite de la femme, qui laisse son jeune courtisan blessé à jamais. Féru de droit, ce dernier la retrouve des années plus tard, lors du procès de cinq criminelles de guerre. Il reconnaît Hanna parmi ces femmes kapos, accusées d'avoir envoyé des juives à la mort. Et comprend son secret : Hanna est analphabète. Elle préfère d'ailleurs se faire condamner à la prison à perpétuité plutôt que d'avouer ce qui l'innocenterait partiellement : qu'elle ne sait ni lire ni écrire.
Le livre avait suscité des polémiques. L'écrivain Cynthia Ozick reprocha à Schlink d'avoir disculpé son héroïne en la rendant analphabète. Ce couplet sur le caractère rédempteur de la culture est, il est vrai, assez hypocrite : on connaît des bourreaux aux goûts artistiques délicats. Pour le romancier, il s'agit d'une réflexion sur la culpabilité, sentiment pouvant paralyser les non-coupables, en l'occurrence ici les fils endossant la faute des pères. Devenu un homme sentimentalement perturbé, Michael est confronté à la culpabilité d'avoir aimé une criminelle. Hanna se sent coupable d'être inculte. Durant le procès, la balance judiciaire pèse le poids de la culpabilité collective (celle d'un pays qui connaissait l'existence des camps) par rapport à la culpabilité individuelle (celle des gardiens, des SS, boucs émissaires).
UNE MALADRESSE QUI FAIT SENS
"Ce que nous pensons n'a aucune importance, ce qui compte c'est ce que nous faisons", dit quelqu'un. Ce que nous montrons, pourrait-on ajouter en guise de commentaire sur le film. Anthony Minghella (réalisateur du Patient anglais) et Sydney Pollack s'investirent beaucoup dans le projet de ce film, comme producteurs, avant de mourir l'un et l'autre. Le réalisateur Stephen Daldry et son scénariste, David Hare, sont bien conscients qu'un tel sujet sensible n'autorise pas d'ambiguïté. Et pourtant, The Reader dérape.
D'abord à cause du système. Cet engrenage des enjeux économiques qui exige une star (Daldry génère des Oscars : celui de la meilleure actrice pour Nicole Kidman en Virginia Woolf dans The Hours, et pour Kate Winslet ici), une musique redondante, et qui fait parler anglais des gens que tourmente une culpabilité allemande, une héroïne allemande dont le drame est d'être incapable de posséder sa langue (on voit les lettres, les pages des livres en anglais !).
Pire : toute image se doit d'être irréprochable, sans double lecture douteuse, dans cette délicate entreprise consistant à nous faire réfléchir sur les responsabilités de l'holocauste en nous montrant une femme kapo comme une victime, femme plutôt altruiste, et qui s'est engagée dans la SS à seule fin de trouver du travail. Or, à la fin du film, Stephen Daldry enchaîne deux plans. D'abord la sombre et misérable cellule de prison où croupit Hanna jusqu'à sa mort, puis le luxueux appartement new-yorkais où vit une juive rescapée du camp où "travaillait" Hanna.
On lui accorde volontiers qu'il s'agit d'une maladresse, mais cette succession d'images fait sens, et fait son ravage : celui d'un antisémitisme insidieux, créé par le rapport des scènes, du "raccord". Les clichés peuvent être inoffensifs, pas celui-ci : ce passage brutal - qui n'était pas dans le roman - suggère une inversion du statut de la victime. C'est sans s'en rendre compte que Daldry illustre la banalité du mal.
Film américain de Stephen Daldry avec Kate Winslet, Ralph Fiennes, David Kross, Lena Olin, Bruno Ganz (2 h 03).
Jean-Luc Douin
LE MONDE L'histoire de ce projet est édifiante, en ce qu'elle illustre la manière dont Hollywood peut pervertir les meilleures intentions du monde. Au départ, il y a Le Liseur, ce best-seller de l'Allemand Bernard Schlink publié en 1995. L'histoire de l'initiation sensuelle et amoureuse d'un adolescent de 15 ans par une femme de 35 ans, dans la République fédérale allemande des années 1950. Hanna a secouru Michael dans la rue alors qu'il vomissait, en proie à une jaunisse. Guéri, le gamin vient remercier sa samaritaine, devient son amant, et son liseur.
Car cette receveuse de tramway n'a de cesse de se faire lire à haute voix les textes classiques, dont son étudiant enflammé est un connaisseur. Elle impose bientôt un rituel digne de Philippe Sollers : lire puis jouir. Association libératoire du sexe et du livre, de l'extase et du phrasé, qui échappe d'ailleurs à nos tâcherons de l'adaptation sur mesure.
Cette histoire a deux volets. Le premier se clôt par la disparition subite de la femme, qui laisse son jeune courtisan blessé à jamais. Féru de droit, ce dernier la retrouve des années plus tard, lors du procès de cinq criminelles de guerre. Il reconnaît Hanna parmi ces femmes kapos, accusées d'avoir envoyé des juives à la mort. Et comprend son secret : Hanna est analphabète. Elle préfère d'ailleurs se faire condamner à la prison à perpétuité plutôt que d'avouer ce qui l'innocenterait partiellement : qu'elle ne sait ni lire ni écrire.
Le livre avait suscité des polémiques. L'écrivain Cynthia Ozick reprocha à Schlink d'avoir disculpé son héroïne en la rendant analphabète. Ce couplet sur le caractère rédempteur de la culture est, il est vrai, assez hypocrite : on connaît des bourreaux aux goûts artistiques délicats. Pour le romancier, il s'agit d'une réflexion sur la culpabilité, sentiment pouvant paralyser les non-coupables, en l'occurrence ici les fils endossant la faute des pères. Devenu un homme sentimentalement perturbé, Michael est confronté à la culpabilité d'avoir aimé une criminelle. Hanna se sent coupable d'être inculte. Durant le procès, la balance judiciaire pèse le poids de la culpabilité collective (celle d'un pays qui connaissait l'existence des camps) par rapport à la culpabilité individuelle (celle des gardiens, des SS, boucs émissaires).
UNE MALADRESSE QUI FAIT SENS
"Ce que nous pensons n'a aucune importance, ce qui compte c'est ce que nous faisons", dit quelqu'un. Ce que nous montrons, pourrait-on ajouter en guise de commentaire sur le film. Anthony Minghella (réalisateur du Patient anglais) et Sydney Pollack s'investirent beaucoup dans le projet de ce film, comme producteurs, avant de mourir l'un et l'autre. Le réalisateur Stephen Daldry et son scénariste, David Hare, sont bien conscients qu'un tel sujet sensible n'autorise pas d'ambiguïté. Et pourtant, The Reader dérape.
D'abord à cause du système. Cet engrenage des enjeux économiques qui exige une star (Daldry génère des Oscars : celui de la meilleure actrice pour Nicole Kidman en Virginia Woolf dans The Hours, et pour Kate Winslet ici), une musique redondante, et qui fait parler anglais des gens que tourmente une culpabilité allemande, une héroïne allemande dont le drame est d'être incapable de posséder sa langue (on voit les lettres, les pages des livres en anglais !).
Pire : toute image se doit d'être irréprochable, sans double lecture douteuse, dans cette délicate entreprise consistant à nous faire réfléchir sur les responsabilités de l'holocauste en nous montrant une femme kapo comme une victime, femme plutôt altruiste, et qui s'est engagée dans la SS à seule fin de trouver du travail. Or, à la fin du film, Stephen Daldry enchaîne deux plans. D'abord la sombre et misérable cellule de prison où croupit Hanna jusqu'à sa mort, puis le luxueux appartement new-yorkais où vit une juive rescapée du camp où "travaillait" Hanna.
On lui accorde volontiers qu'il s'agit d'une maladresse, mais cette succession d'images fait sens, et fait son ravage : celui d'un antisémitisme insidieux, créé par le rapport des scènes, du "raccord". Les clichés peuvent être inoffensifs, pas celui-ci : ce passage brutal - qui n'était pas dans le roman - suggère une inversion du statut de la victime. C'est sans s'en rendre compte que Daldry illustre la banalité du mal.
Film américain de Stephen Daldry avec Kate Winslet, Ralph Fiennes, David Kross, Lena Olin, Bruno Ganz (2 h 03).
Jean-Luc Douin