France-Côte d'Ivoire : Bouaké : 20 ans d’impunité

Drianke

اللهم إفتح لنا أبواب الخير وأرزقنا من حيت لا نحتسب
Contributeur
Il y a 20 ans se déroulaient en Côte d’Ivoire une succession d’événements parmi les plus dramatiques et les plus édifiants concernant la présence militaire française dans une de ses anciennes colonies africaines. L’occasion de rappeler les faits et de rendre compte de deux nouveaux ouvrages qui paraissent à cette occasion.
Novembre 2004. Depuis deux ans, l’opération militaire française Licorne coupe la Côte d’Ivoire en deux. Elle est censée prêter main forte à l’opération de maintien de la paix des Nations unies dans le pays. Au nord, les rebelles de Guillaume Soro, qui ont échoué à prendre le pouvoir en septembre 2002, malgré le soutien militaire discret du régime de Blaise Compaoré (dictateur « ami de la France » au Burkina Faso). Au Sud, les forces loyalistes et le gouvernement du président Laurent Gbagbo, élu deux ans plus tôt dans des conditions qu’il a lui-même qualifiées de « calamiteuses ».

Un bombardement inexpliqué​

Après avoir tenté de donner des gages à la France, Gbagbo, sous pression de ses militaires, décide de lancer une opération de reconquête du nord du pays et de bombarder les positions rebelles. Il rencontre préalablement le général Poncet, commandant de l’opération Licorne, et Gildas Le Lidec, ambassadeur de France, et s’estime prémuni contre une réaction française. Le lendemain pourtant, le président Chirac tente de dissuader son homologue ivoirien au cours d’un entretien téléphonique humiliant pour ce dernier... et sans effet : l’opération César, ultérieurement rebaptisée Dignité, est déclenchée. Les 4 et 5 novembre, les bombardements se succèdent et les troupes ivoiriennes s’apprêtent à reprendre Bouaké, place forte des rebelles. Mais le 6, un des deux avions Sukhoi ivoirien bombarde un camp militaire français à Bouaké, tuant neuf soldats français, un civil américain et occasionnant une quarantaine de blessés. À ce jour, les motivations et les commanditaires de ce bombardement restent incertains.

La thèse de l’accident paraît exclue par la quasi-totalité des acteur·ice·s et des observateur·ice·s du dossier. Celle d’une responsabilité directe de Gbagbo, mise en avant par les autorités françaises au moment des faits, n’est plus soutenue par personne. Certains évoquent une provocation à l’initiative de son entourage et de certains officiers ivoiriens pour obtenir le départ de l’armée française, voire pour camoufler un échec militaire (qui n’existe pas en réalité). D’autres enfin, concluent à un coup tordu de l’Élysée qui a mal tourné. Les militaires ivoiriens auraient été intoxiqués, pensant bombarder une réunion des chefs rebelles pour mettre un terme définitif au conflit. Le bâtiment bombardé, fermé pour inventaire la veille, n’aurait pas dû abriter de personnels, mais des militaires se sont malheureusement réfugiés à proximité. Cette attaque aurait servi de prétexte à la France pour mettre un terme à l’offensive ivoirienne et tenter de neutraliser le président Gbagbo par un coup d’État. Cette hypothèse est notamment défendue par le principal avocat des familles de militaires français décédés, maître BalanJean Balan, [1], ainsi que par certains militaires français. Elle repose notamment sur le témoignage d’un mercenaire au service de Gbagbo, Jean-Jacques Fuentès. Mais au-delà des témoignages et des coïncidences troublantes, aucune preuve matérielle ne permet à ce jour de trancher définitivement entre les différents scénarios possibles.



A suivre ....

 

Des représailles sanglantes​

Sans attendre d’explication officielle – s’agit-il d’une erreur ou d’un acte délibéré ? –, le général Poncet ordonne la neutralisation immédiate des avions incriminés. La décision est avalisée par Paris, qui autorise par ailleurs la destruction de l’ensemble des moyens aériens ivoiriens. L’armée française prend également possession de l’aéroport d’Abidjan par la force pour permettre l’arrivée de renforts. Ces actions de représailles provoquent une mobilisation massive des Ivoirien·ne·s à l’appel des Jeunes patriotes, partisans du président Gbagbo, et une campagne d’intimidation à l’encontre des ressortissant·e·s français·e·s, dont l’évacuation est rapidement décidée par les autorités françaises.
Les manifestant·e·s qui tentent de franchir les ponts conduisant à la base militaire française et à l’aéroport sont bombardé·e·s depuis des hélicoptères.
Simultanément, des colonnes de plusieurs dizaines de blindés français partent de Bouaké, Korhogo et Man pour rejoindre Abidjan, avec l’ordre de tirer à vue sur tous les barrages qui tentent d’entraver leur progression. Dans la nuit du 7 au 8 novembre, la colonne venant de Bouaké se positionne dans la rue du président Gbagbo, canons braqués vers sa résidence, avant de finalement repartir à la base militaire française. Le lendemain, elle revient à l’hôtel Ivoire, distant de quelques centaines de mètres de la résidence présidentielle. Une foule de manifestant·e·s hostiles mais désarmé·e·s se presse autour des militaires français. Avant de se retirer, ces derniers font usage de leurs armes.
Alors que les morts ne sont à déplorer que parmi la population civile ivoirienne, les médias français s’intéressent surtout aux Français·e·s rapatrié·e·s, et relaient la propagande des militaires.
À la Une du Monde (12/11/2004), on évoque « des scènes de terreur et d’horreur. Des blessés, des disparus, des corps blancs décapités à la machette, des femmes violées ». Ces dernières se compteraient par « dizaines », selon les sources militaires (trois plaintes seront finalement enregistrées). Les autorités politiques et militaires françaises multiplient ensuite les versions mensongères et contradictoires concernant cette succession d’événements tragiques, pour nier, minimiser ou excuser la mort des civil·e·s ivoiren·ne·s. Jusqu’à ce que des images des bombardements aériens au-dessus des ponts, puis de la fusillade à l’hôtel Ivoire soient diffusées par l’émission 90 minutes sur Canal plus (avant d’être censurée) et qu’un premier rapport indépendant d’Amnesty International soit publié. Le bilan est aujourd’hui estimé à 90 morts et 2 500 blessés selon le Collectif des patriotes victimes de Licorne (Copavil), constitué en 2005 (Mediapart, 17/08/2024).

.../...

 

Un procès sans justice​

Plus tard, on apprendra que des mercenaires biélorusses impliqués dans le bombardement de Bouaké ont été arrêtés et retenus à deux occasions, sans être livrés à la justice française. Par les forces spéciales françaises d’abord, à Yamoussoukro, avant d’être exfiltrés dans un minibus à destination du Togo, pour être réceptionnés par la secrétaire d’un certain Robert Montoya. Cet ex-gendarme de la cellule antiterroriste de l’Elysée, reconverti dans la sécurité privée, avait fourni au président Gbagbo avions de combat et mercenaires. Manque de chance, ces derniers sont ensuite bloqués à la frontière togolaise et le ministre de l’Intérieur togolais propose, par différents canaux, aux autorités françaises de les leur remettre. Retenus pendant une quinzaine de jours, ils sont finalement relâchés faute d’une réaction officielle française, alors que les éléments en possession des services de renseignement permettent de les identifier.

Au terme d’une longue instruction, la quatrième juge française en charge du dossier, Sabine Khéris, signe en février 2016 une ordonnance de renvoi devant la Cour de justice de la République pour trois ministres : Dominique de Villepin, Michèle Alliot-Marie et Michel Barnier, respectivement en charge de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères au moment des faits, pour « recel de malfaiteurs », « entrave à la manifestation de la vérité » et « non-dénonciation de crime ». La Commission des requêtes de la Cour de justice refuse la tenue d’un procès. Sa décision est justifiée par des faits erronés, paraît juridiquement contestable, mais s’avère conforme à l’avis publiquement exprimé par le procureur général près la Cour de cassation, François Molins, par ailleurs ancien directeur de cabinet de… Michèle Alliot-Marie.

En 2021, les trois ministres ne témoignent finalement que comme témoins lors du procès par contumace des pilotes désormais évaporés. Les autorités se renvoient la patate chaude : Villepin et Barnier n’auraient été ni concernés ni informés. Alliot-Marie certifie qu’aucune base juridique n’existait pour appréhender les mercenaires selon les conseillers juridiques du ministère. Ces derniers démentent, mais la ministre ne sera pas poursuivie pour parjure. Tous les ministres renvoient au pouvoir décisionnaire de l’Élysée, mais Michel de Bonnecorse, ex-« Monsieur Afrique » de Chirac, assure que l’information n’est pas remontée à ce niveau et qu’il a tout appris par la presse. Version hautement improbable… Depuis, rien n’est venu briser l’omerta, ni côté français, ni côté ivoirien.

Raphaël Granvaud
 

France - Côte d’Ivoire : 20 ans d’impunité, d’entrave à la vérité et à la justice pour les civil.es ivoirien.nes tué.es ou blessé.es par l’armée française​


 
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