On a demandé à Charles Muller, notre ami, de se charger de la recension du soi-disant livre-événement-surprise de cette rentrée littéraire 2008. En l'occurrence, le fameux dialogue entre les deux soi-disants « ennemis publics » que sont Michel Houellebecq, romancier, et Bernard-Henri Lévy, philosophe.
Donc, il faut écrire cette recension. Il le faut parce que mon ami Cyril me l'a demandé. Il me l'a demandé parce que la parution d'Ennemis publics est l'événement incontournable de cet automne. Cet événement est incontournable parce que deux poids lourds de l'édition parisienne l'ont rendu tel, par un plan média à effet de surprise. Et parce que les auteurs de cette correspondance, Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, sont des figures de la vie intellectuelle et littéraire française. Il le faut, donc.
Autant dire que cela commence mal : mon esprit est rétif à toute contrainte, ce livre en est une, il est même un concentré de contraintes. Ennemis publics m'apparaît d'abord ainsi, en toute indépendance de son contenu : l'élément d'un dispositif, le maillon d'un système où je serai intégré malgré moi. Le silence serait la seule issue, la seule réponse audible dans le bruit ambiant. Mais par amitié pour Cyril comme pour vous, cher lecteur inconnu de Chronic'art, je vais m'exécuter. Un peu à reculons, vous l'aurez compris, et vous m'en voyez désolé.
Le titre « ennemis publics » est extrait d'une des lettres de Houellebecq, où il écrit : « Lorsque tout cela sera un peu calmé, lorsque enfin nous serons assez largement morts, un historien du futur pourra certainement tirer de grands enseignements du fait que nous ayons l'un et l'autre, et à peu près dans les mêmes années, tenu assez confortablement le rôle d'ennemis publics. »
Je doute que l'historien du futur tire beaucoup d'enseignements de ce livre, mais s'il en tire un, cela sera plutôt une réflexion sur cette énigme : comment deux auteurs à ce point inoffensifs, chéris des médias centraux de leur société, conformes à ce que l'on attend d'eux, parfaits dans leurs rôles respectifs, généreusement rétribués pour cela, ont-ils pu se prétendre sérieusement « ennemis publics » de leur époque ? Et surtout, comment a-t-il été possible de transformer cette prétention en événement, même en micro-événement sur la micro-scène parisienne ? Je n'ai pas la réponse, mais quelques hypothèses. Par exemple, que les mots de notre langage ont suffisamment perdu leur sens commun, leur référence au réel, pour permettre à la falsification de devenir le régime normal de l'échange. Que cet échange intellectuel ou se voulant tel a pour l'essentiel été intégré dans le cycle de l'échange marchand et que, sous la figure en oxymore de la publicité mensongère, on peut désormais et tranquillement transformer une platitude en profondeur, un café du commerce en agora antique, un investissement en livre. Que l'ennemi public est une place vide, offerte à celui qui veut faire semblant de l'occuper car il n'y a plus ici d'ennemi que d'ersatz et de public que de souvenir. Que le micro-système de la représentation hexagonale de soi a atteint un point de déréalisation, de clôture autistique sur lui-même, au-delà duquel sa phénoménologie prendra la forme d'une psychopathologie de la vie parisienne.
Je n'ai pas grand-chose à dire de ce livre et, ai-je la faiblesse de penser, c'est qu'il n'y a pas grand-chose à en dire. La vie privée des gens en général et des auteurs en particulier m'indiffère – Heidegger commença son cours sur Aristote en disant en substance : « Il est né, a vécu, est mort, passons à l'oeuvre », voilà à peu près mon état d'esprit sur les créateurs, dont la création seule s'adresse à la postérité, en l'occurrence à mon cerveau. Houellebecq et Lévy ne sont certes pas Aristote, et leurs vies privées s'inscrivent à bon droit dans la rubrique « people » exponentiellement élargie de nos médias. Je ne consulte pas souvent cette rubrique mais, pour le souvenir que j'en ai tout de même, leur correspondance ne révèle pas grand-chose d'autre que la réitération caricaturale de ces biographies en vitrine. Michel, romancier misanthrope et alcoolique exilé sur la lande irlandaise, contemplateur demi-hébété d'une humanité se heurtant sur le mur de sa médiocrité destinale et du non-sens de la vie ; Bernard-Henri, Juif flamboyant tendance zélote sourcilleux, philosophe-romancier-journaliste-éditorialiste engagé sur tous les fronts de toutes les misères, faisant barrage de son torse photogéniquement exhibé à l'injustice de ce bas monde. Je parle de phénomène « caricatural », et c'est cela qui me semble important au bout du compte. A mesure que les informations sont produites en flots croissant et continus, chaque information particulière gagne en insignifiance relative, elle court le risque de disparaître aussi vite qu'elle est apparue dans nos esprits ; la caricature au sens de trait grossier insistant sur quelques détails mémorisables devient un moyen courant d'y surnager et de signaler son existence. Et finalement d'exister tout court. Lévy et Houellebecq ne sont pas évidemment seuls dans ce cas, regardez Dantec, Beigbeder, Angot, plein d'autres qui viennent à l'esprit sur ce registre du trait épais et exagéré. Le problème, pour nos ennemis publics, est que le détail de leur correspondance n'allège ni n'affine véritablement le trait - chez Lévy, c'est même aggravé par une prose empesée et empressée sur le registre « toute ma vie et toute mon oeuvre pour les nuls » ; chez Houellebecq, c'est encore et toujours répété sous un angle plus sobre, dire qu'il n'y a rien à dire étant son option d'image de marque, mais il faut bien sûr et malgré tout distiller quelques détails insignifiants pour conforter ladite image. Deleuze parlait de « personnage conceptuel » comme matériau philosophique, il faudrait ici inventer un terme, le « personnage caricatural » comme matériau médiatique.
Il n'y a pas que la vie privée, dans Ennemis publics, il y a aussi des réflexions philosophiques. C'est du moins ce que les attachées de presse sont chargées de dire aux journalistes, et ce que les journalistes sont chargés d'exprimer dans leurs tribunes. L'information est pourtant inexacte, sauf si l'on confond la philosophie avec le name-dropping de philosophes. A plusieurs reprises, Houellebecq et Lévy se plaignent qu'ils n'ont pas leurs livres sous la main quand ils écrivent, ou signalent au contraire qu'ils les ont retrouvés (Houellebecq, c'est probablement parce qu'il avait trop bu quand il les cherchait ; Lévy, c'est sûrement parce qu'il ne peut transférer sa bibliothèque dans les Hilton où il médite sur le Dasein). Avoir le livre sous la main ou non ne change pas grand-chose au contenu de leur propos, qui ressemble, disons, à une discussion d'étudiants sur la terrasse d'un café en face de la Sorbonne, c'est-à-dire des successions d'approximations et de généralisations où l'on sautille sur les épaules de géants en s'enivrant de la hauteur de vue. Ces échanges où tout est effleuré mais rien n'est approfondi, et où le processus de caricature dont je parlais continue de se substituer au travail de la pensée, donnent d'ailleurs au livre sa dimension la plus manifeste de commande commerciale. Il y faut son lot de bons mots et de traits d'esprit, de petites formules et de grandes fulgurances, les confessions autobiographiques distillées au compte-goutte sont un excellent produit d'appel, mais pourraient tout de même laisser au chaland l'idée qu'il n'en a pas eu pour son argent.