(suite)
LA FOI ET LE TEMPOREL
Un des moyens éprouvés pour expliquer le miracle, on le sait, est de le nier. Lhistoire, à loccasion, ne sen est pas privée, prenant ici le contre-pied systématique dune autre position, celle qui, en Islam, voit dans lexpansion du message coranique le résultat de la seule foi, du seul enthousiasme des croyants, forts de lappui que leur prête Dieu.
La vérité?
Elle oblige à dire, dabord, que, sans la foi, cette histoire ne se fût peut-être pas jouée, du moins pas à cette échelle. Si nous ne contestons guère, dans les progrès du christianisme, la part qui revient à la ferveur de ses premiers adeptes et martyrs, pourquoi refuserions-nous à lIslam davoir été le premier moteur de Sa propre histoire ? Elle abonde assez en témoignages pour que nous ne la traitons pas sur ce point à la légère ou avec mauvaise foi.
Restent les conditions réelles, les formes que la nature ou les hommes donnent au message et qui aident à linscrire dans le siècle.
Réglons le cas dune hypothétique et brutale aggravation du climat, qui aurait jeté au dehors, par tribus entières, un peuple près de basculer dans la famine.
On ne voit guère, en effet, que lexpansion de lIslam ait, fût-ce provisoirement, vidé lArabie de ses habitants. Cest ailleurs quil faut chercher les conditions de la première poussée, hors du pays des origines.
Nul doute que le credo coranique et le souvenir du Prophète naient réussi ce qui avait été impossible jusque là unir les tribus en leur donnant une même ambition, en sublimant les vertus bédouines traditionnelles dans la lumière de la foi nouvelle, en ouvrant à la mobilité native du nomade un champ nouveau et presque infini, comme si les espaces du raid et le goût de la course libre et les horizons du désert sétaient ouverts à la mesure de la terre.
Histoire de nomades et de sédentaires ?
Oui, en un sens, à condition dajouter quici, la tradition des steppes se double dune autre, résolument urbaine celle-là : lIslam, ne loublions pas, est né, sest fortifié, organisé dans deux villes, la Mekke et Médine.
Un des premiers soucis des conquérants sera de fonder, un peu partout, des cités qui, avant dêtre les symboles et les pivots dune civilisation nouvelle, fonctionneront comme relais dun Islam encore jeune et soucieux de tenir les pays gagnés à sa cause.
Kûfa, Bassorah, le Caire, Kairouan et tant dautres.
UN RALLIEMENT DES COEURS
Grâce à sa cause...
A quoi servent la prudence militaire, lorganisation de la ville et de lEtat, Si les coeurs ne sont pas gagnés ?
On ignore souvent le sens exact du fameux mot de jihâd, systématiquement traduit par guerre sainte et qui, en réalité, renvoie à «leffort» du croyant pour prêcher lexemple, avant tout, et en faisant rayonner sa foi, pour susciter chez les hommes le désir de la conversion.
Lautre jihâd ne vient quensuite, armé, mais lorsquont été épuisées les procédures de conciliation et dargumentation.
Aux païens de se soumettre. Aux adeptes, dune religion révélée, juifs ou chrétiens, de reconnaître lautorité du nouvel Etat. Moyennant quoi, et versement dune taxe appropriée (d'autant qu'ils sont exonérés de l'aumône rituelle, la Zakaate), ils garderont le droit de pratiquer leur croyance et de relever, pour les affaires nexcédant pas les limites de leur communauté confessionnelle, de lautorité qui la régit, rabbin ou évêque.
Le statut accordé aux juifs et aux chrétiens est sans doute, en plein Moyen Âge, exemplaire, mais il nest quun des signes parmi dautres dune attitude densemble de lIslam, lune des clés majeures de son succès au plan temporel, il a bouleversé le moins possible, sest superposé plus quimposé, coulé, chaque fois quil la pu, dans les vieilles habitudes de lOrient méditerranéen et de la Perse.
Bref, il a voulu être, aussi peu que possible, létranger, lintrus.
Mais létait-il ?
Qui dit invasion dit barbare, inconnu surgi du fond de lhorizon et qui vient ruiner la vie du civilisé.
Or, ces Arabes nétaient, eux, jamais restés confinés tout à fait à leur Péninsule. Caravaniers, marchands, on les connaissait dans les cités riveraines du désert, en Egypte, en Syrie, en Irak. Byzance et la Perse sassanide avaient même installé, aux lisières de leur mouvance, des royaumes vassaux et arabes. Larrivée des gens de la Péninsule, après lIslam, change, de signification, à travers la quantité même dhommes maintenant engagés hors du désert et, bien entendu, à travers le credo dont ils sont porteurs..Mais si le mouvement, dirait-on, semballe, il ne s inscrit pas comme une rupture totale avec les habitudes du passé : de ces horizons des villes méditerranéennes ou irakiennes, les Arabes ont toujours fait partie. Leur nombre est une nouveauté, ils parlent maintenant un langage nouveau mais ils ne sont pas, tant sen faut, des nouveaux venus.
LA RESURGENCE DE VALEURS AUTHENTlQUES
Ils le sont dautant moins que, par leur message même, ils continuent dincarner quelques-unes des plus vieilles croyances de lOrient.
Face aux subtilités et aux divisions du christianisme, ils rappellent lunicité de Dieu, celle-là même dont laffirmation avait conduit lhérésie arianiste à faire de Jésus un homme et rien quun homme, au demeurant des plus grands.
Image et doctrine que lIslam conservera.
Face à Byzance et à linfluence grecque, face à des sociétés hiérarchisées, lIslam, fils dOrient, et son message égalitaire, fondé sur une société de croyants frères, vont être reçus comme la résurgence de valeurs authentiques, nées sur place et jetées à la face de pouvoirs, de formes de civilisation et de pensée venues du dehors.
Lexpansion de lIslam allie ainsi la puissance dun credo, le respect de ce qui peut être conservé et la souplesse dans lorganisation de la société.
Ajoutons, à ces gages de succès, la potentialisation engendrée par les conversions. Toutes ces conversions sont autant de relais ; les nouveaux musulmans vont aider les anciens à aller plus loin, jusquà ces limites que nous évoquions tout à lheure les Berbères permettront de passer le détroit de Gibraltar, les Iraniens de pénétrer en Asie Centrale. Sans aller jusquà affirmer, comme le fit un historien pour lEspagne, que les nouveaux territoires se sont ralliés, et pour ainsi dire conquis, deux-mêmes, aucun doute cest aux nouveaux convertis, à leur connaissance du pays et des hommes, que lIslam doit daccéder à un statut mondial, sur des terrains et en plein coeur des cultures bien différentes, au départ, de lArabie natale.
Vision idyllique des choses?
Cette conquête ne va pas sans affrontements, batailles, sang versé, bavures même. Moins pourtant, beaucoup moins, il faut y insister, que toutes celles qui sont, pour nous, synonimes dinvasions ou dempires.
Avant dêtre conquérant, lIslam avait mis de son côté de quoi se faire agréer, accepter.
Nous sommes des Occidentaux, fils dune civilisation autre et complémentaire à la fois. Apprenons, avec le petit garçon daujourdhui, à lire, sur latlas de lHistoire, une autre carte de la Méditerranée et de lOrient.