"En quoi les polémiques nées ces derniers jours relèvent-elles de l’appropriation culturelle ?
E. F. : Ce n’est pas la première fois que Madonna est au cœur d’une telle polémique. En 1990, avec sa chanson
Vogue, elle était déjà taxée de récupération : le
voguing, musique et danse, participe en effet d’une subculture noire et hispanique de femmes trans et de gays. Non seulement l’artiste en retirait les bénéfices, mais les paroles prétendaient s’abstraire de tout contexte (
« peu importe que tu sois blanc ou noir, fille ou garçon »). Aujourd’hui, son look de « reine berbère » est d’autant plus mal passé qu’elle est accusée d’avoir « récupéré » l’hommage à la « reine » noire Aretha Franklin pour parler… de Madonna : il s’agit bien d’appropriation.
La controverse autour de la pièce
Kanata, de Robert Lepage, n’est pas la première non plus — et ces répétitions éclairent l’intensité des réactions :
son spectacle sur les chants d’esclaves avait également été accusé d’appropriation culturelle, car il faisait la part belle aux interprètes blancs. Aujourd’hui, c’est le même enjeu : alors qu’il propose une
« relecture de l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones », la distribution oublie les « autochtones » — même quand ils se rappellent au bon souvenir du metteur en scène. C’est encore un choix revendiqué : la culture artistique transcenderait les cultures « ethniques ».
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Par comparaison, l’affaire du « riz jamaïcain » commercialisé par Jamie Oliver, chef britannique médiatique, peut paraître mineure ; elle rappelle toutefois comment l’ethnicité peut être utilisée pour « épicer » la consommation. Bien sûr, la nourriture aussi voyage. Reste qu’aujourd’hui cette mondialisation marchande du symbolique devient un enjeu.
Pourquoi ce concept fait-il autant polémique ?
E. F. : En France, on dénonce volontiers le communautarisme… des « autres » : le terme est curieusement réservé aux minorités, comme si le repli sur soi ne pouvait pas concerner la majorité ! C’est nier l’importance des rapports de domination qui sont à l’origine de ce clivage : on parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir. Et c’est particulièrement vrai, justement, dans le domaine culturel.
Songeons aux polémiques sur l’incarnation des minorités au théâtre : faut-il être arabe ou noir pour jouer les Noirs et les Arabes, comme l’exigeait déjà Bernard-Marie Koltès, en opposition à Patrice Chéreau ? Un artiste blanc peut-il donner en spectacle les corps noirs victimes de racisme, comme dans
l’affaire « Exhibit B » ? La réponse même est un enjeu de pouvoir.
On parle de culture, en oubliant qu’il s’agit aussi de pouvoir
En tout cas, l’esthétique n’est pas extérieure à la politique. La création artistique doit revendiquer sa liberté ; mais elle ne saurait s’autoriser d’une exception culturelle transcendant les rapports de pouvoir pour s’aveugler à la sous-représentation des femmes et des minorités raciales. L’illusion redouble quand l’artiste, fort de ses bonnes intentions, veut parler pour (en faveur de) au risque de parler pour (à la place de).
Le monde universitaire n’est pas épargné par ces dilemmes : comment parler des questions minoritaires, quand on occupe (comme moi) une position « majoritaire », sans parler à la place des minorités ? Avec Marta Segarra, nous avons essayé d’y faire face dans un numéro de la revue
Sociétés & Représentations sur la (non-)représentation des Roms : comment ne pas redoubler l’exclusion qu’on dénonce ? Dans notre dossier, la juriste rom Anina Ciuciu l’affirme avec force : être parlé, représenté par d’autres ne suffit pas ; il est temps, proclame cette militante, de
« nous représenter ». Ce n’est d’ailleurs pas si difficile à comprendre : que dirait-on si les seules représentations de la société française nous venaient d’Hollywood ?""
Dans un entretien au « Monde », le sociologue Eric Fassin revient sur ce concept né dans les années 1990, au cœur de nombre de polémiques récentes.
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