S'il est de plus en plus courant aujourd'hui que des musulmans revendiquent une lecture personnelle des sources que sont le Coran et optionnellement les recueils de hadiths, il convient dans le traitement de la question de l'extrémisme de ne pas faire l'impasse sur des siècles d'élaboration théologique aux embranchements très complexes et intriqués qui ont donné les courants majoritaires de l'Islam, le sunnisme et le chiisme, qui ont profondément marqué et continuent à le faire, du moins officiellement et de manière latente, la pensée musulmane contemporaine. Or, le rapport du wahabo/salafisme aux écoles du sunnisme par exemple est complexe. En 2016, la Conférence islamique internationale de Grozny, regroupant plusieurs théologiens et docteurs de loi renommés du monde musulman, s'était donnée pour but de définir les contours du sunnisme. La définition qui en était ressortie excluait de fait le wahhabisme/salafisme (
https://ipra.hypotheses.org/388). Cette exclusion repose en premier lieu sur des éléments liés au dogme (conception anthropomorphique de Dieu opposée aux dogmes sunnites). Le texte de la fatwa cite d'autres charges contre le salafisme, mais j'ignore s'il s'agit de simples critiques ou d'éléments à charge supplémentaires participant de leur exclusion. Par exemple, le texte accuse les salafistes de fausser l'interprétation de l'école sunnite d'Ibn Hanbal, dont ils se revendiquent (
https://fr.wikipedia.org/wiki/Wahhabisme). Dans le courant des années 2000 ou un peu avant, et en réponse aux vagues d'attentats terroristes, certains pays musulmans ont commencé à mettre en avant le soufisme comme antidote à l'"extrémisme", et plus généralement à des conceptions rigides de l'Islam marquées par la prévalence de la "lettre sur l'esprit". Cela dit, s'il est vrai que le soufisme met l'accent sur l'élévation spirituelle, les soufis traditionnels ne renient pas pour autant la jurisprudence et revendiquent souvent l'indissociabilité des deux aspects de la "loi" (la lettre) et de la "voie" (l'esprit/le cheminement spirituel). En 2010, un ouléma pakistano-canadien reconnu, docteur de loi mais aussi un soufi assumé, édicte une fatwa de 600 pages stipulant l'excommunication des terroristes (
https://en.wikipedia.org/wiki/Fatwa_on_Terrorism), saluée par ailleurs par l'institut Al Azhar qui en offrit une copie au Pape. La même personnalité, est aussi dite avoir déclaré publiquement être en faveur de la peine de mort dans les cas de blasphème au Pakistan, soit dit en passant un avis bien connu chez les théologiens médiévaux (
https://leftfootforward.org/2015/06...sm-curriculum-advocates-murder-for-blasphemy/). Devrait-il être catégorisé comme "modéré", comme "extrémiste" ? Il n'est pas salafiste, et il est foncièrement contre le terrorisme et les attentats suicides. Il est sunnite et il est même soufi. Et dans son avis sur le blasphème il s'inscrit dans une lignée bien orthodoxe. Encore une fois où mettre le curseur ? Il me semble que les catégories sémantiques usitées aujourd'hui pour parler de questions d'actualité en rapport avec l'Islam, y compris et surtout par les musulmans entre eux, pourtant les premiers concernés et ceux qui sont censés avoir le plus de recul, péchent par binarisme et manque de nuances, et de ce fait sont sources de bien des malentendus et de dialogue de sourds.
Plus globalement, le gros souci est l'existence de plusieurs niveaux de discours chez les différentes strates qui composent la mosaïque de l'Islam. Un niveau de discours (ou plutôt une multitude) chez les "musulmans du commun" (je n'y compte pas les "chercheurs" qui étudient par eux même et finissent parfois par adopter un cheminement qui leur est propre), un autre chez les plus érudits traditionnels : les "musulmans du commun" considèrent les terroristes comme des cinglés dont ils ne peuvent comprendre la logique, mais les très érudits eux se comprennent jusqu'à un certain point avec les théoriciens du terrorisme, et tout en étant en profond désaccord, chacun des deux partis saisit parfaitement les allusions et charges symboliques des réthoriques présentes chez l'autre parti ... Or ces niveaux de discours, ceux du commun et ceux des érudits, manquent de synchronisation. A quelques exceptions, ils ne communiquent généralement que sur de sujets liés au culte/dogme/spiritualité et à la gestion des affaires quotidiennes. C'est un peu comme si chaque niveau de discours vivait sa vie, et qu'ils ne se rejoignaient pas. Parfois, ça donne l'impression d'un consensus, mais qui n'est que de façade et qui cache souvent des représentations mentales très divergentes. D'ailleurs ce décalage se manifeste de manière récurrente, par exemple sur ce forum, avec des objections étonnées du type (- tu mens, tu racontes n'importe quoi, ces propos n'existent pas, ceux qui ont étudié l'Islam savent que c'est faux ...).
A suivre ...