Je n'ai pas vu le film mais ça ne saurait tarder!
TelQuel parlait justement la semaine dernière de ce phenomène:
Ragued, le mythe jamais endormi
Défiant la raison et la science, certaines croyances populaires ont la peau dure. Parmi elles, le mythe du ragued, ou lenfant endormi (dans le ventre, et ça peut durer des années). Voyage dans le temps pour comprendre une croyance toujours vivace dans notre société
et un peu dans nos lois.
Yamna, la soixantaine, est convaincue que Laïla, aujourdhui cadre dans une multinationale casablancaise, était endormie dans son ventre pendant plus de six ans, avant de naître en 1980. Et les commentaires dubitatifs, voire moqueurs, ny font rien. Depuis son jeune âge, tout le monde samusait à répéter que Laïla était plus mûre, au propre comme au figuré, que la norme chez les filles de son âge, tente dexpliquer Fatima, la sur de Yamna. Malgré les apparences, la conviction des deux soeurs na rien dune pathologie psychiatrique : lendormissement du ftus, le fameux ragued, est une croyance ancrée depuis la nuit des temps dans le monde arabo-musulman.
Enceinte à vie
Endormir un bébé consiste à retarder, via le recours à la sorcellerie blanche (ndlr : lotions à ingurgiter et autres talismans portés autour de la taille), larrivée dun enfant quand la mère -ou les deux parents- nen souhaitent pas la naissance dans limmédiat, explique le sociologue Jamal Khalil. Dans une interview donnée en 2005, quelques mois après la sortie de son film inspiré de ce mythe, Yasmine Kassari le compare à une ceinture de chasteté : les hommes qui partaient à la guerre endormaient les ftus dans le ventre de leurs femmes, pour les maintenir dans un état de mère, assurance de fidélité.
À cette définition sajoute celle, plus contemporaine, de Khalil : Quand la mère nest pas prête à avoir un enfant, elle le met en hibernation, se donnant ainsi limpression de contrôler le moment de la naissance. Elle peut tout aussi souffrir dautres maladies gastriques et organiques et penser réellement être enceinte de longues années durant, explique la psychiatre et sexologue Amal Chabach. Pour mieux comprendre le mythe, Khalil analyse le cas de Yamna en se demandant ce qui se passait dans sa vie avant la naissance de sa fille : Etait-elle plus amoureuse de son mari, et pensait donc que son enfant était conçu à cette époque ? Ou, au contraire, nétait-elle pas prête à avoir denfants et a cru pouvoir retarder son arrivée jusquau bon moment ?. À travers cette croyance, la femme pense réellement agir sur le temps pour en devenir maîtresse. Mais est-ce la seule explication ? Pas exactement, renchérit Chabach. Nous sommes en présence dune psychose collective, qui nest quun moyen de cacher ladultère. Cette croyance permettrait ainsi à une femme éloignée de son mari depuis plusieurs mois, et qui donne naissance à un enfant, déluder toute accusation d'adultère.
Khalil cherche plus loin lorigine du mythe : Dans les sociétés matriarcales, le pouvoir des femmes était tiré de leur capacité à donner la vie. Quand on a compris que lhomme jouait également un rôle dans la procréation, la femme a voulu se réapproprier son pouvoir sur les étapes de lenfantement, et a probablement créé le mythe de lendormissement des enfants.
Un mythe caché dans les lois
Croyance populaire, le concept de ragued nest pas lapanage dune catégorie sociale ou dune population spécifique : Elle nest liée ni au niveau dinstruction ni au lieu dhabitation. Il ny a pas de véritable profil type des personnes qui y adhèrent, note Khalil. Le mythe nest pas non plus une exclusivité marocaine. Le mythe est dabord maghrébin. On le retrouve aussi dans dautres pays arabes, mais dans des conceptions et sous des formes différentes, poursuit le sociologue. En fait, ses origines remontent à lère pré-islamique. Il a ensuite survécu à larrivée de lislam, allant jusquà sy greffer chez les théologiens. En effet, dans la Charia, de nombreux législateurs et autres érudits religieux ont avancé que la durée de la grossesse était tout simplement
illimitée. Et quand ils lont circonscrite dans le temps, cest pour se permettre une grande marge . Selon un hadith rapporté par Aïcha, lépouse du prophète, lenfant ne peut rester dans le ventre de sa mère plus de deux ans. Dautres (dont lImam Malik, fondateur du rite malékite) ont situé la durée de la gestation entre trois et dix ans. Du coup, quand une femme accouchait plusieurs mois après son divorce, le décès ou labsence de son mari, ce dernier restait toujours légalement le père du nouveau-né.
Une législation islamique qui a duré pendant plus de 14 siècles
et qui continue à avoir un écho dans lactuel Code de la famille : les articles 153 et 154 stipulent ainsi que la durée de la conception peut aller de six mois (après le mariage) à un an après le divorce ou le veuvage. Pour la loi marocaine, le délai de 9 mois, communément admis par la médecine, ne serait donc que pure hérésie.
Aujourdhui encore, si une femme, divorcée ou veuve, donne naissance à un enfant dans un intervalle dun an, la paternité de lépoux est acquise. Et si ce dernier la conteste, cest à lui dapporter les preuves de sa non-paternité ! Cest une procédure exceptionnelle, précise lavocat Mounir Tabit, dautant quil est difficile pour le mari de donner les preuves irréfutables exigées par le législateur. Et de poursuivre : En fonction de la procédure que le mari aura choisie, le recours à lexpertise médicale nest pas systématique. Cest à croire que le très moderniste Code de la famille cautionne, implicitement, la notion de ragued .
Momifié, pas endormi
Du côté des médecins, justement, la sentence est sans appel : endormir un enfant est scientifiquement impossible. Au-delà de 42 semaines, nous estimons que cest un enfant post-terme, et nous agissons pour provoquer laccouchement, tranche Nabil Lahlou, gynécologue casablancais, qui ajoute : Un foetus ne peut vivre dans le ventre de sa mère au-delà de 42 semaines. Car au-delà, le placenta vieillit, les échanges ne se font plus naturellement et le ftus risque la malnutrition ou lasphyxie. Pourtant, la presse marocaine et internationale avait bien fait état, en 2002, du cas dune femme vivant à Settat, qui avait porté un ftus de 3,7 kg pendant plus de 46 ans. Il sagissait dun enfant momifié, et non dun ftus endormi, explique le Docteur Lahlou. Dans le cas de la momification, le ftus est mort, mais il reste dans le ventre de sa mère. Cest possible et des cas existent. Mais quun enfant naisse vivant après des années de grossesse, cela relève de limpossible. Mais Yamna nen a cure. Pour elle, Laïla restera toujours une fille de six ans
avant sa naissance.
Cinéma, littérature. Une croyance à explorer
Un jeune marié de la région de Taourirt, dans le nord du Maroc contemporain, quitte le pays dans la clandestinité, le lendemain de ses noces. Il laisse derrière lui sa femme enceinte. Dans l'attente de son retour, la jeune femme fait endormir son ftus. Cest avec ces phrases que Yasmine Kassari présente son premier long-métrage, sorti en 2006. Intitulé Lenfant endormi, le film a reçu plus dune trentaine de prix dans différents festivals à travers le monde. Mais Yasmine Kassari nest pas la seule à sêtre inspirée de ce mythe qui a traversé les siècles. Dix-sept ans plus tôt, Noufissa Sbaï, la mère de lautre cinéaste, Narjiss Nejjar, avait commis un roman en langue française également titré Lenfant endormi. Hormis ces deux uvres, on retrouve peu décrits ou de créations consacrées au mythe, pourtant si insolite, du ragued. Ce dernier serait-il tombé en désuétude, devenant désormais une simple image folklorique ? Disons que dans la société daujourdhui, ce concept nest plus très utile. La modernité la mis en veilleuse. Mais ce genre de croyances nest jamais totalement éliminé du subconscient collectif : face au premier problème incompréhensible, il pourrait facilement ressurgir. Le mythe du ragued ne serait finalement quassoupi...