Ramon Grosfoguel : « Le communautarisme en France est surtout un communautarisme blanc »
Ramon Grosfoguel, est Professeur de "Ethnic Studies" à L"Université de Californie à Berkeley.
Comment analysez-vous la question des minorités aux Etats-Unis ?
Le bureau de recensement américain reconnaît que les blancs seront démographiquement minoritaires en 2050. Nous le voyons déjà en Californie, notamment, ou les latinos sont majoritaires. Ces changements démographiques vont questionner la suprématie blanche et son hégémonie sur tout le pays. Celle-ci est camouflée par le discours multiculturel aux Etats-Unis et par le discours républicain en France.
Les Etats-Unis sont un régime de démocratie de neo-apartheid, une démocratie historiquement dirigée par les blancs à lexclusion des autres groupes ethniques : latinos, afro-américains, indigènes, asiatiques...Depuis 1776, les blancs dominaient démographiquement, et donc, selon la règle de la majorité, le pouvoir leur revenait « légitimement », ainsi que le contrôle de léconomie et de la culture. Rappelons quavant les mouvements des droits civils des années 1960, il était légal de discriminer. Aujourdhui cest interdit par la loi, mais en fait il y a eu un glissement dun racisme biologique vers un racisme culturaliste. Cest : « je ne te discrimine pas parce que tu es noir ou latino mais parce que tu ne possèdes pas les attributs culturels suffisants pour tel ou tel emploi (discours de la infériorisation culturelle). »
Ces changements démographiques vont rendre plus visible la suprématie blanche et vont délégitimer lidée que la société américaine est une démocratie, à moins quelle ne se décolonise profondément. La lutte pour la décolonisation de lempire américain a commencé, de lintérieur, avec les mobilisations de millions de latinos au printemps dernier.
Vous parlez de colonialité du pouvoir pour définir les formes de domination aux Etats-Unis. De quoi sagit-il ?
La revue Multitudes a publié dans son numéro 25 (automne 2006) un article que jai rédigé qui explique le concept de colonialité du pouvoir. Ce concept est né dune discussion entre intellectuels latino-américains et latinos vivant aux Etats-unis. Il considère que les processus de décolonisation sont inachevés et que lidée selon laquelle les relations coloniales ont disparu avec leffondrement des administrations coloniales est le grand mythe du XXe siècle. Depuis la conquête des Amériques, nous avons vécu dans un système de domination dirigé par les descendants de colons européen.
Cest valable pour lAmérique du Nord comme le reste du continent. La colonialité du pouvoir ne sest pas achevée avec la fin des administrations coloniales. Au niveau de lEtat-nation, les descendants des blancs continuent de dominer les structures de pouvoir dans les Amériques. Au niveau mondial, une minorité de blancs capitalistes des centres métropolitains européens et euro-américains du nord. continuent à dominer.
Mais avec les changements démographiques, de nouveaux enjeux apparaissent. La démocratie ne pourra être réduite à la représentation de la majorité (blanche) ou alors nous irons vers une forme de Neo-apartheid (un nouveau type dapartheid dans lequel quelques personnes issues des minorités donnent un aspect multiculturel au pouvoir capitaliste blanc, par exemple Condeleeza Rice). Les manifestations du 1er mai 2006, les plus grandes de lhistoire des Etats-Unis, avec des millions de latinos dans les rues des principales villes américaines, marquent une rupture.
Quils aient des papiers ou non, des millions de personnes ont osé exprimer leur volonté dêtre dans la société et non en marge. Les latinos aux Etats-Unis ont démontré quils constituaient une force économique et désormais politique. Ce mouvement constitue peut-être le début de la décolonisation de lempire américain. Nous devrons être attentif aux conséquences....
Et comment analysez-vous la situation en France ?
Il me semble que le système français incarne de manière extrême luniversalisme le plus abstrait qui reflète « une colonialité du pouvoir à la française ». Contrairement aux discours ambiants, le communautarisme en France est surtout un communautarisme blanc, masculin et élitiste. Les instances de pouvoir, quil soit politique (Parlement...) ou économique (grandes entreprises) sont tenues par le même groupe qui ne cesse de reproduire ses privilèges.
Le paradoxe, cest quon taxe certains groupes ethniques de communautarisme alors quon ne leur laisse pas de véritables moyens daccéder à certaines sphères socio-économiques. Ils ont beau subir de multiples discriminations à lécole ou au travail depuis des décennies, leur capacité à se défendre est très limité. Les émeutes doctobre 2005 illustrent limpasse dans laquelle se trouve le système français qui proclame dun côté une égalité théorique et qui de lautre échoue à imposer une réelle égalité des chances.
Lidée de laïcité à la française reflète cette même logique, elle se veut universelle mais constitue plutôt une forme de « sécularisation de la cosmologie chrétienne », loin dêtre neutre. La République française est, à mon avis, la sécularisation de lévangile de saint Paul. Par exemple, la loi sur les signes religieux névoque pas lidée de respect des religions.
Elle sous-entend plutôt lidée que pour être totalement français, on ne doit pas montrer que lon a une religion. De ce fait, on ne peut définir la laïcité comme un principe de respect des religions puisquelle nie une partie de lidentité de certains individus. Cette loi napporte pas de solution à la musulmane qui est persuadée que le port du voile est une nécessité pour son salut, il en va de même pour le turban des sikhs. Jirai plus loin en soulignant le caractère ouvertement islamophobe de cette loi qui inflige à certaines populations une violence morale quon ne mesure pas.
Propos recueillis par Elyamine Settoul
Doctorant à lInstitut détudes politique de Paris
Ramon Grosfoguel, est Professeur de "Ethnic Studies" à L"Université de Californie à Berkeley.
Comment analysez-vous la question des minorités aux Etats-Unis ?
Le bureau de recensement américain reconnaît que les blancs seront démographiquement minoritaires en 2050. Nous le voyons déjà en Californie, notamment, ou les latinos sont majoritaires. Ces changements démographiques vont questionner la suprématie blanche et son hégémonie sur tout le pays. Celle-ci est camouflée par le discours multiculturel aux Etats-Unis et par le discours républicain en France.
Les Etats-Unis sont un régime de démocratie de neo-apartheid, une démocratie historiquement dirigée par les blancs à lexclusion des autres groupes ethniques : latinos, afro-américains, indigènes, asiatiques...Depuis 1776, les blancs dominaient démographiquement, et donc, selon la règle de la majorité, le pouvoir leur revenait « légitimement », ainsi que le contrôle de léconomie et de la culture. Rappelons quavant les mouvements des droits civils des années 1960, il était légal de discriminer. Aujourdhui cest interdit par la loi, mais en fait il y a eu un glissement dun racisme biologique vers un racisme culturaliste. Cest : « je ne te discrimine pas parce que tu es noir ou latino mais parce que tu ne possèdes pas les attributs culturels suffisants pour tel ou tel emploi (discours de la infériorisation culturelle). »
Ces changements démographiques vont rendre plus visible la suprématie blanche et vont délégitimer lidée que la société américaine est une démocratie, à moins quelle ne se décolonise profondément. La lutte pour la décolonisation de lempire américain a commencé, de lintérieur, avec les mobilisations de millions de latinos au printemps dernier.
Vous parlez de colonialité du pouvoir pour définir les formes de domination aux Etats-Unis. De quoi sagit-il ?
La revue Multitudes a publié dans son numéro 25 (automne 2006) un article que jai rédigé qui explique le concept de colonialité du pouvoir. Ce concept est né dune discussion entre intellectuels latino-américains et latinos vivant aux Etats-unis. Il considère que les processus de décolonisation sont inachevés et que lidée selon laquelle les relations coloniales ont disparu avec leffondrement des administrations coloniales est le grand mythe du XXe siècle. Depuis la conquête des Amériques, nous avons vécu dans un système de domination dirigé par les descendants de colons européen.
Cest valable pour lAmérique du Nord comme le reste du continent. La colonialité du pouvoir ne sest pas achevée avec la fin des administrations coloniales. Au niveau de lEtat-nation, les descendants des blancs continuent de dominer les structures de pouvoir dans les Amériques. Au niveau mondial, une minorité de blancs capitalistes des centres métropolitains européens et euro-américains du nord. continuent à dominer.
Mais avec les changements démographiques, de nouveaux enjeux apparaissent. La démocratie ne pourra être réduite à la représentation de la majorité (blanche) ou alors nous irons vers une forme de Neo-apartheid (un nouveau type dapartheid dans lequel quelques personnes issues des minorités donnent un aspect multiculturel au pouvoir capitaliste blanc, par exemple Condeleeza Rice). Les manifestations du 1er mai 2006, les plus grandes de lhistoire des Etats-Unis, avec des millions de latinos dans les rues des principales villes américaines, marquent une rupture.
Quils aient des papiers ou non, des millions de personnes ont osé exprimer leur volonté dêtre dans la société et non en marge. Les latinos aux Etats-Unis ont démontré quils constituaient une force économique et désormais politique. Ce mouvement constitue peut-être le début de la décolonisation de lempire américain. Nous devrons être attentif aux conséquences....
Et comment analysez-vous la situation en France ?
Il me semble que le système français incarne de manière extrême luniversalisme le plus abstrait qui reflète « une colonialité du pouvoir à la française ». Contrairement aux discours ambiants, le communautarisme en France est surtout un communautarisme blanc, masculin et élitiste. Les instances de pouvoir, quil soit politique (Parlement...) ou économique (grandes entreprises) sont tenues par le même groupe qui ne cesse de reproduire ses privilèges.
Le paradoxe, cest quon taxe certains groupes ethniques de communautarisme alors quon ne leur laisse pas de véritables moyens daccéder à certaines sphères socio-économiques. Ils ont beau subir de multiples discriminations à lécole ou au travail depuis des décennies, leur capacité à se défendre est très limité. Les émeutes doctobre 2005 illustrent limpasse dans laquelle se trouve le système français qui proclame dun côté une égalité théorique et qui de lautre échoue à imposer une réelle égalité des chances.
Lidée de laïcité à la française reflète cette même logique, elle se veut universelle mais constitue plutôt une forme de « sécularisation de la cosmologie chrétienne », loin dêtre neutre. La République française est, à mon avis, la sécularisation de lévangile de saint Paul. Par exemple, la loi sur les signes religieux névoque pas lidée de respect des religions.
Elle sous-entend plutôt lidée que pour être totalement français, on ne doit pas montrer que lon a une religion. De ce fait, on ne peut définir la laïcité comme un principe de respect des religions puisquelle nie une partie de lidentité de certains individus. Cette loi napporte pas de solution à la musulmane qui est persuadée que le port du voile est une nécessité pour son salut, il en va de même pour le turban des sikhs. Jirai plus loin en soulignant le caractère ouvertement islamophobe de cette loi qui inflige à certaines populations une violence morale quon ne mesure pas.
Propos recueillis par Elyamine Settoul
Doctorant à lInstitut détudes politique de Paris