Sujet de controverses depuis plus d'un demi-siècle, fréquemment instrumentalisée et récupérée par le sionisme extrême comme par l'activisme palestinien, l'archéologie biblique n'en finit pas de susciter le débat. Témoin l'ouvrage de l'archéologue américain William Dever, Aux origines d'Israël, dont la traduction française a été publiée jeudi 28 avril. Dans cet essai, l'auteur, professeur émérite à l'université d'Arizona, entend s'opposer à certaines idées développées par l'archéologue israélien Israël Finkelstein dans un livre coécrit avec Neil Asher Silberman et publié en France en 2002 (Le Monde du 7 juin 2002).
Sans véritablement chercher, comme MM. Finkelstein et Silberman, à déterminer les circonstances de la rédaction de la Bible, William Dever rassemble et interprète les résultats de fouilles menées depuis plusieurs décennies pour construire une théorie de l'émergence de la première monarchie israélite, au Xe siècle avant notre ère. Selon l'archéologue américain, les proto-israélites * ainsi qu'il les nomme * seraient d'origine autochtone. Ils ne seraient donc pas différents des Cananéens, qu'ils sont pourtant censés, selon les Ecritures, avoir âprement combattus.
Pour comprendre, il faut rappeler que, selon le récit biblique, les Hébreux, après la sortie d'Egypte et l'errance dans le désert, luttent contre les roitelets de petits Etats transjordaniens (et notamment le royaume d'Edom) avant de franchir le fleuve Jourdain pour se lancer à la conquête de la terre de Canaan. Cet épisode, d'une grande violence, décrit une puissante armée israélite, menée par Josué, ravageant l'une après l'autre les villes et les places fortes cananéennes. Comme la majorité des archéologues, M. Dever ne trouve pas trace de cette conquête.
La plupart des chercheurs s'accordent pour dire que l'arrivée * ou la différenciation * des premières populations proto-israélites en Canaan date de la fin du XIIIe ou du début du XIIe siècle avant l'ère chrétienne. Or de nombreux sites ou royaumes mentionnés par le récit biblique n'existeront que bien plus tard. L'exemple le plus célèbre est celui de Jéricho * dont les murailles sont censées être tombées au son des trompettes de Josué *, désespérément inoccupée au début du XIIIe siècle avant l'ère chrétienne. A cette époque, le royaume d'Edom n'existait pas plus : l'affrontement de ses armées à celles de Josué apparaît dès lors improbable... "Le compte rendu des données archéologiques (...) ne nous laisse pas le choix, écrit M. Dever. C'est un fait : les témoignages matériels n'étayent pas le récit biblique d'une invasion militaire massive du pays de Canaan, que ce soit dans la version des Nombres, à l'est du Jourdain, ou dans celle de Josué, à l'est."
La première partie de la démonstration de William Dever est donc faite : la Conquête * pas plus que l'Exode, d'ailleurs * n'a pas eu lieu si l'on s'en tient aux témoignages matériels.
L'archéologie n'est cependant pas muette sur la période du XIIIe et du XIIe siècle avant l'ère chrétienne, qui marque le passage de l'âge du bronze à celui du fer. Des fouilles menées depuis les années 1970 dans l'actuelle Cisjordanie, principalement sur les collines à l'est et au nord de Jérusalem, ont montré l'apparition à cette période de petits hameaux établis sur les reliefs. Les données dont disposent les scientifiques suggèrent que la formation de ces villages correspond à une brusque explosion démographique dans cette partie de la Palestine.
Différents éléments exhumés de ces sites * notamment un abécédaire retrouvé à Izbet Sartah par Israël Finkelstein * ont convaincu nombre de chercheurs que ces hameaux étaient occupés dès le XIIIe siècle avant J.-C. par les premiers proto-israélites. Cette hypothèse est appuyée par le fait que des ossements de toutes sortes d'animaux domestiques ont été découverts sur les sites fouillés, à l'exception d'un seul : le porc.
D'où sont venus les habitants de ces villages ? A cette question, Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman répondent en invoquant un phénomène de sédentarisation de populations nomades. Sur ce point, William Dever leur oppose sa théorie, celle du "retrait" . Selon l'archéologue américain, des populations rurales cananéennes se seraient "retirées" sur les hautes terres, pour échapper au contrôle des cités.
Les raisons de ce "retrait" , selon M. Dever, tiennent à la situation sociale et politique détériorée qui prévaut alors en Canaan. A l'appui de sa thèse, l'archéologue américain cite les célèbres lettres d'Amarna, exhumées à Tell El-Amarna (Egypte) en 1886.
Ces lettres sont la correspondance des petits roitelets de Canaan avec leur suzerain, le pharaon Akhenaton, qui règne au XIVe siècle avant l'ère chrétienne. Nombre de ces textes font état d'incessantes luttes intestines entre les cités-Etats cananéennes. A plusieurs reprises, certains potentats locaux cananéens s'inquiètent des révoltes de ceux qu'ils nomment les Apirou * sorte de parias rétifs à l'autorité des cités * et en appellent aux troupes égyptiennes pour rétablir l'ordre.
Le tableau que brossent les lettres d'Amarna, explique William Dever, est celui d'une société cananéenne déliquescente, marquée par une "grande concentration des richesses entre les mains de ceux qui détenaient les symboles du pouvoir" . En outre, ajoute M. Dever, "les courbes démographiques calculées d'après les données archéologiques attestent du dépeuplement graduel des cités" .
Peu à peu, argumente l'archéologue américain, des paysans désireux de se réapproprier de nouvelles terres cultivables se sont donc éloignés des cités et se sont installés sur les hautes terres. A ce "mouvement agraire" , selon l'expression de M. Dever, sont peut-être venus se joindre d'autres franges de la société cananéenne, voire, pourquoi pas, des populations étrangères.
Relativement vite, dit en substance M. Dever, ces communautés rurales s'organisent et se fédèrent. Quelle était la nature de cette entité embryonnaire ? Pour répondre, l'archéologue américain convoque une pièce archéologique fameuse : la stèle du pharaon Méneptah, exhumée en Egypte en 1895 et datée d'environ 1210 avant l'ère chrétienne. Cette stèle énumère les victoires remportées par le roi égyptien contre plusieurs peuples et cités, dont un certain Israël. Cette mention, la plus ancienne connue d'Israël, est cependant particulière, rappelle William Dever : la graphie utilisée par le scribe égyptien suggère qu'Israël ne représente ni une cité ni un Etat structuré, mais plutôt un ensemble d'individus. Cette entité * dont M. Dever pense qu'elle ne s'est pas différenciée sur des critères ethniques * fondera, moins de trois siècles plus tard, la première monarchie israélite.
La théorie développée par M. Dever, élégante, est cependant parfois très spéculative. Elaborée de manière "apolitique" , assure son auteur, elle n'en fera pas moins, de toute évidence, l'objet de multiples récupérations.
Stéphane Foucart, Le Monde, 04/05/05:
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0 ... 676,0.html