Je partage ce temoignage de Mme Fifani.
"J’ai mis longtemps à rédiger cet article. Pourquoi ? Manque d’idées ? Manque de courage ? Ou tout simplement parce qu’il fallait surmonter ce sentiment de dégoût, cette nausée qui m’a assaillie violemment ce soir-là, et qui depuis ne me quitte plus.
Dimanche premier juin. Une nuit comme les autres à Rabat. Mawazine bat son plein, la ville est animée, les gens ont l’air heureux. Je me présente à un grand hôtel de la place, avec l’intention simple, dénuée de tout background socio-politico-militant, la simple intention dis-je, de trouver une chambre pour passer la nuit.
L’employé à l’accueil m’annonce qu’il y a effectivement des chambres libres, et me prie d’attendre qu’il termine le check-in d’un groupe de touristes japonais, avant de s’occuper de moi.
Je m’assois donc dans un des fauteuils disposés dans le hall et j’attends. Je suis fatiguée, la journée a été longue et un début de migraine a pris d’assaut ma tempe gauche.
On m’appelle enfin et on me demande une pièce d’identité. Jusque-là, rien d’anormal. Et soudain, le visage du réceptionniste se ferme, il me dévisage, revient vers ma carte d’identité et me la tend en prononçant d’un ton péremptoire la sentence : « Nous ne pouvons pas vous donner de chambre !»
Je sais bien que la photo sur ma CIN est loin d’être à mon avantage mais tout de même…Je demande alors pourquoi, et l’employé m’explique, en me regardant droit dans les yeux, avec l’aplomb d’une personne sûre de son bon droit : « L’adresse qui figure sur votre CIN mentionne Rabat, et la seule raison qui pousse une femme qui habite Rabat à venir passer la nuit à l’hôtel, est qu’elle soit…euh vous voyez…une femme peu respectable. Et nous sommes un hôtel respectable. Nous ne voulons pas d’ennuis avec la police ! »
L’espace d’un instant, j’éprouve ce sentiment de déréalisation que mes patients me décrivent souvent. Ceci n’est pas vrai, ceci n’est pas en train de se produire, je ne suis pas cette femme. L’instant d’après, je me désintègre. Je ne suis personne. Personne. Ce type vient de m’annuler. Il vient de piétiner mon humanité, ma dignité, mon intégrité. Pire, il vient d’arracher une par une, toutes mes illusions. Une voix sépulcrale hurle dans ma tête, les mots s’entrechoquent sur les parois de ma boite crânienne. Je suis une femme, je suis une citoyenne libre de ce pays, je suis psychiatre, j’ai fait 12 ans d’études après le bac, je vote, je paie mes impôts, je respecte la loi…Pour quelle raison dois-je justifier à qui que ce soit que je suis respectable !?
La colère, compagne charitable, me sauve de la folie. J’ignore ce que j’ai dit à cet individu. Je lui aurais volontiers crevé les yeux et arraché la langue.
J’ai menacé, tempêté, exigé de voir quelqu’un de la direction…et j’ai fini par avoir cette chambre, et quelques heures plus tard, les excuses du directeur financier de l’hôtel qui a donné comme justificatif que la police est à l’origine de ces consignes !
C’est pire que tout ce que je pensais. Un employé zélé et misogyne se permet de m’insulter en toute impunité parce qu’il a reçu des consignes de sa direction qui elle-même, les aurait reçues de la police de mon propre pays, ce pays où j’ai voté pour une constitution qui est censée me garantir des droits à savoir « … protection de l’intégrité physique et de la dignité des citoyens comme partie intégrante de leurs droits et libertés, y compris la liberté de circulation et d’accès en toute sécurité aux espaces publics sans discrimination en raison du sexe, de la couleur, des croyances, de la culture, de l’origine sociale ou régionale, de la langue, de l’handicap ou de quelque circonstance personnelle que ce soit…» (Avant dernier paragraphe du préambule de la Constitution 2012).
Au moment où je me présente chez le procureur, au tribunal de première instance de Rabat, pour porter plainte, j’apprends qu’aucune loi, dans le code pénal marocain, ne permet d’intenter une action en justice en raison de discrimination basée sur le sexe.
Que faire alors ? Si je suis une sous-citoyenne dans mon propre pays, ayez le courage de me le dire et arrêtez de me parler de droits et d’équité. Si la constitution n’est pas respectée, quelqu’un doit répondre de cela, ou alors qu’on la jette aux orties.
Aucune excuse au monde et aucun jugement ne me rendra jamais ce que j’ai perdu, ce jour là.
Si ces derniers soubresauts de dignité, que je rassemble tant bien que mal, me font encore réagir, c’est pour ma fille.
Dussé-je ne vivre que pour cela, je ne permettrai pas qu’elle subisse un jour, ce que je viens de subir.
Si vous, qui êtes en train de lire en ce moment, hommes, femmes, société civile, institutions, ne faites rien pour que ça change, vos filles se feront aussi dépouiller de leur dignité demain, sous vos regards impuissants.
Ma fille m’a demandé hier : « Maman, sur mon passeport, j’ai lu marocaine, ça veut dire quoi ? ». Et j’ai dit: « Je te répondrai plus tard, car pour l’instant, je ne sais plus très bien ce que ça veut dire ………».