Alors pourquoi le régime de M. Al-Assad n’a-t-il pas été sauvé comme il le fut en 2013 par les Iraniens et le Hezbollah ? Pourquoi M. Vladimir Poutine n’a-t-il pas ordonné à son aviation d’intervenir, comme elle le fit en 2015 puis l’année suivante lors de la reconquête sanglante de la ville d’Alep ? La réponse relève du triptyque contexte, volonté et moyens. Depuis février 2022, une guerre d’usure en Ukraine mobilise la quasi-totalité des moyens conventionnels et des effectifs de l’armée russe. En détourner une partie vers la Syrie revenait à s’affaiblir alors même que les Occidentaux et Kiev tentent coûte que coûte de modifier le rapport de forces avant les négociations que le président élu Donald Trump entend imposer aux belligérants dès sa prise de fonctions. Depuis au moins deux ans, du reste, les Russes s’impatientaient de l’incapacité de M. Al-Assad à stabiliser son pays et, surtout, à engager de vraies négociations tant avec la coalition djihadiste qui tenait la poche d’Idlib qu’avec les Kurdes du Rojava. Tout cela a plaidé contre une intervention, malgré les demandes pressantes de l’ex-président syrien. Certes, la majorité des médias internationaux n’ont pas manqué de pointer un revers majeur pour Moscou. Mais la Russie a sans doute limité les dégâts notamment grâce à ses négociations avec la Turquie, marraine d’une partie des insurgés. Dans le tumulte qui a suivi la « libération » de Damas, les représentations diplomatiques russes n’ont pas été attaquées, contrairement à celles de l’Iran. De son côté, M. Ahmed Al-Charaa (de son nom de guerre Abou Mohammad Al-Joulani), chef de HTC et nouvel homme fort de la Syrie, a soigneusement évité de s’en prendre au protecteur du dictateur déchu, acceptant même de recevoir des émissaires dépêchés par M. Poutine. L’avenir dira si les bases de Tartous et de Hmeimim resteront dans le giron russe mais, à coup sûr, Moscou dépend plus que jamais d’Ankara sur le théâtre syrien.
Un raisonnement semblable vaut au sujet de l’Iran. Les autorités de la République islamique ne ménageaient pas non plus leurs critiques contre M. Al-Assad. En décembre 2018, déjà, circulaient des informations selon lesquelles elles souhaitaient un changement à la tête de la Syrie. Comme Téhéran pouvait alors invoquer son soutien financier, évalué à 5 milliards de dollars par an depuis 2012, l’ex-président se rendit en Iran en février 2019 — sa première visite chez son allié depuis 2010 — afin de plaider sa cause et de donner des gages au Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Mais, en 2024, les Iraniens n’ont pas cédé : bien qu’ils eussent préféré un ripolinage à l’évincement de leur allié alaouite — une confession proche du chiisme —, M. Al-Assad a fini par lasser ses interlocuteurs, qui se sont empressés de reconnaître son renversement. Les coups portés par l’armée israélienne au Hezbollah ont aussi empêché Téhéran d’actionner ses relais dans la région. Et, même s’il en avait eu la possibilité humaine et matérielle, le parti libanais ne pouvait se porter au secours du régime syrien. Comment le justifier après tant de morts parmi ses chefs et militants, et tandis que la population libanaise demeure traumatisée par les attaques israéliennes ? Ne restait que la possibilité de mobiliser des moyens iraniens, sachant que Téhéran dispose d’une faible capacité d’action aérienne, indispensable pour freiner l’avancée de forces insurgées. Or, comme en témoignent les éditoriaux bellicistes de la presse conservatrice iranienne, au plus haut niveau de la République islamique on estime qu’Israël arrivera à convaincre M. Trump de la nécessité d’une attaque contre les installations nucléaires, voire d’une guerre à plus grande échelle afin de précipiter un changement de régime à Téhéran. La peur de la déstabilisation n’est pas nouvelle : apparue dès les premiers mois ayant suivi la chute du chah en 1979, elle façonne les doctrines de défense iraniennes ; dès lors, gaspiller une partie de ses ressources pour sauver un allié peu enclin à améliorer sa propre situation devenait contre-productif.