suite
Qu'est-ce que la sharî'a ?
L'homme porteur de la foi s'engage dans la concrétisation de l'orientation, de la pratique et de la législation individuelle et communautaire, privée et publique, dès lors qu'il donne à ses actions le sens de la reconnaissance du Créateur : clairement, il est sur le chemin de la source. Cette application, tant sur le plan personnel que sur le plan social, fait l'objet d'une tension entre la visée idéale et la démarche de son actualisation au quotidien. C'est le lot de chaque homme comme de l'humanité tout entière : la vie est ce cheminement vers la proximité du mieux, dans l'amour du meilleur, avec la conscience de l'insuffisance. La foi devrait être la conscience de cette humilité. Le Coran, par sa révélation effectuée sur vingt-trois années, révèle l'essence de cette tension en ce qu'il se présente comme une véritable pédagogie divine. Il a formé les hommes de la péninsule arabique au rapprochement ; il les a initiés, d'une révélation à l'autre, d'une étape à l'autre, à la meilleure des pratiques tant sur le plan individuel que sur le plan communautaire. Engagés sur la voie, ils n'ont jamais trahi le sens de la sharî'a, bien plutôt ils ont vécu son accomplissement, son parachèvement jusqu'au jour où cette plénitude fut réalisée :
Ainsi, sur le plan individuel, chacun apprendra, au moyen de trois révélations successives (sur une période d'environ neuf ans) que la consommation d'alcool est interdite. De même, sur le plan communautaire, quatre révélations viendront progressivement confirmer et renforcer l'interdiction de l'intérêt et de l'usure (al ribâ) avant que le Prophète ne précise la portée impérative de cette prohibition lors de son pèlerinage d'adieu. Les ulémas, spécialisés dans l'étude des sources de la législation ('ilm usûl al fiqh), ont tiré de ce procédé pédagogique une règle de première importance pour l'élaboration du projet social : elle consiste à penser et à déterminer les étapes de son actualisation générale. Il convient donc de fixer des priorités, de planifier les étapes qui permettront de créer un contexte dans lequel l'application d'une règle resterait fidèle à l'objectif coranique (qasd).
A considérer l'état de nos sociétés aujourd'hui, prétendre appliquer la sharî'a en commençant par l'instauration du code pénal, c'est faire doublement fausse route : c'est commencer par la fin en ne tenant pas compte, d'abord, d'un contexte social profondément nouveau et perturbé ; c'est, ensuite, au comble de l'injustice, transformer les victimes les plus démunies en coupables. C'est, surtout, trahir la portée du message coranique qui fait de la justice sociale la priorité de toute activité législative.
Ainsi donc, dès lors que nous avons reconnu que déjà nous sommes engagés, dans la mesure de nos capacités individuelles et communautaires, dans une actualisation de la sharî'a, il est nécessaire que nous nous fixions la priorité d'une plus grande justice sociale : toute démarche, toute mesure, toute réglementation, toute loi qui ira, en respect des sources, vers plus d'équité et vers la défense des droits fondamentaux dont nous parlions plus haut est une application concrète de la sharî'a. Impossible ici de se satisfaire d'un formalisme paresseux qui, pour apaiser les consciences, n'en serait pas moins une violation de la Révélation.
L'application de la sharî'a, c'est aujourd'hui la priorité donnée à l'actualisation d'un projet social fondé sur un principe de justice et de participation communautaires. C'est s'engager sur les voies de l'alphabétisation, de la formation, de la distribution des ressources, jusqu'à un meilleur aménagement du territoire. La législation doit, tout à la fois, accompagner et encourager cette dynamique et le pouvoir doit s'en porter garant à tous les échelons de la représentation politique : très explicitement, il existe entre la dictature et l'application de la sharî'a une contradiction dans les termes. On ne saurait mieux dire... et espérer être entendu. De fait la sharî'a s'applique dans l'immédiateté du quotidien de chaque pratiquant, de façon plus ou moins complète, mais toujours en tension et en recherche. Chacun à la mesure de ses capacités, dans l'espoir d'aller toujours plus loin dans l'approfondissement de la spiritualité et de la pratique. Sur le plan social, la prière en commun, la zakât sont déjà un engagement dans la voie et chaque pas effectué vers une meilleure reconnaissance du droit des personnes est un pas de plus vers la réalisation d'un modèle.
On ne saurait donc commencer par la sanction quand tout, sur le plan social, nous pousse à la transgression, au vol, au mensonge, à la délinquance.
Une telle intervention sur le champ social impose que nous considérions les choses en amont, et en profondeur. La législation devient ici le support de la réforme sociale et, dans le jeu de leur interaction, l'une s'appuie sur l'autre pour donner naissance à un vrai changement.