LA NAISSANCE DU MONOTHÉISME
Entretien avec Jan Assmann
Professeur d’égyptologie à Heidelberg et membre de l’Institut allemand d’archéologie, Jan Assmann dresse, dans le Prix du monothéisme, un « portrait » du monothéisme, dont il avait raconté la naissance dans Moïse l’égyptien (Aubier, 2001). Selon lui, sa caractéristique principale n’est pas la distinction entre un dieu unique et des divinités multiples, mais entre la vérité et l’erreur. Entretien.
Peut-on dire que le monothéisme est né du polythéisme et d’une évolution de la pensée, ou plutôt qu’il est une « invention » indépendante des religions précédentes ?
Il procède des deux. Du polythéisme, dans un long processus d’évolution (l’Egypte en est le meilleur exemple) et d’un acte révolutionnaire d’abandon de toutes les traditions. On distingue ainsi le monothéisme évolutionnaire et l’autre, révolutionnaire. La devise du monothéisme évolutionnaire se résume en « tous les dieux sont un » et la révolutionnaire en « pas de dieu, sauf Dieu » ou encore « pas d’autres Dieux ». On parle donc de monothéismes inclusif et exclusif. L’exemple le plus ancien et le plus clair de monothéisme exclusif est celui du culte d’Aton, introduit par le roi égyptien Amenophis IV-Akhenaton. Mais même ce monothéisme révolutionnaire n’est pas tombé du ciel. Il présuppose une tradition plus ancienne, de laquelle il s’éloigne de façon polémique. Akhenaton a seulement radicalisé une « nouvelle théologie du soleil » qui existait déjà. Quant au « mouvement de Jéhovah seul » (Bernhard Lang), révolutionnaire, il s’impose par étapes avant que ne se constitue le monothéisme pur.
Comment l’idée du Dieu unique a-t-elle germé dans l’esprit des hommes ?
Les religions de l’Ancien monde ne connaissaient pas un joyeux bazar de divinités, mais un monde structuré de dieux, un panthéon. Cela implique déjà l’idée d’unité. Œuvre d’un seul créateur, le monde est plein de dieux, mais il n’y a qu’un Dieu incréé, autoconstitué, d’où tout provient. Cette perspective monothéiste est très prononcée en Egypte. La conception d’Akhenaton était que le monde, non seulement provenait d’une origine, mais qu’il était maintenu au quotidien par cette source unique d’énergie vitale cosmique, Aton, le soleil. Par son mouvement, celui-ci générait le temps, et par son rayonnement, la lumière et la chaleur. C’est un monothéisme cosmologique, très différent de celui que la Bible associe à Moïse, c’est-à-dire un monothéisme politique, celui de la loi et de la fidélité à un seul Seigneur. Ce dernier présuppose l’existence d’autres dieux. Quel sens aurait sinon la loi de la foi ? Bien plus décisive que l’affirmation de l’un, que l’on retrouve dans les textes « païens », est la négation des multiples (« Nul autre n’existe que toi » chez Akhenaton, « tu ne dois pas avoir d’autres dieux près de toi » pour Moïse).
Le « l’un l’unique » des Egyptiens, le « Yahvé est un » du Chema hébraïque et le « Dieu est un » de l’Antiquité gréco-romaine sont-ils le même dieu ?
L’un l’unique égyptien célèbre le dieu duquel tout le monde, les dieux et les hommes, provient. La prière du Chema se rapporte, avec « Jehovah, notre Dieu est un », au dieu unique qu’Israël doit aimer de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces. La devise « heis theos » (« un dieu ») des inscriptions gréco-romaines varie entre les deux significations : un dieu en ou au-dessus de tous les dieux et un dieu seul qui peut nous sauver.
L’affirmation d’un dieu unique par Akhenaton peut-elle être considérée comme la première vraie tentative de monothéisme ?
C’est le premier vrai monothéisme car il abolit et persécute les autres dieux, c’est-à-dire leurs cultes. Contrairement à ce qui se passe dans le monothéisme biblique, il s’agit d’un dieu qui s’occupe du monde dans sa totalité, mais pas des individus. Le dieu d’Akhenaton est le soleil, et rien que le soleil, qui brille sur le Bien et le Mal, sans se préoccuper de la justice, de l’injustice et de la manière de vivre de chacun. Seul Akhenaton peut entrer en relation personnelle avec cette puissance, et le soleil n’apparaît qu’à lui sous des traits personnels. Pour le commun des mortels comme pour le reste de la création, le dieu Aton est seulement énergie cosmique. On peut se demander s’il s’agit d’un théisme et pas plutôt d’un déisme, d’un acte qui relève moins de la fondation d’une religion que d’un « désenchantement » du monde.
Dans Moïse l’Egyptien, vous dites que, malgré l’avènement du monothéisme, le cosmothéisme a traversé les siècles et accompagné la spiritualité occidentale, « courant vivace » doté d’une « fascinante capacité de renaissance ».
Le cosmothéisme postule la divinité du monde, le monothéisme considère que Dieu est extérieur au monde. Les deux positions s’excluent, pourtant, il y a des degrés intermédiaires, des lignes de communication. Le cosmothéisme connaît l’idée de la divinité « hypercosmique », qui dépasse le cosmos visible, dans la mesure où elle le précède comme origine et elle ne se manifeste à lui que « dans des reflets colorés » (Goethe). Le monothéisme insiste sur la radicale extériorité au monde du dieu transcendant, reliant Dieu et monde à travers la création. L’idée de création sépare Dieu et monde comme sujet et objet, et pourtant le monde peut être compris comme un acte de la révélation, comme le présente l’enseignement chrétien. Cette tension caractérise l’histoire spirituelle et religieuse occidentale.
Le monothéisme n’engendre-t-il pas l’intolérance avec une affirmation étrangère au polythéisme : « Tout ce qui est extérieur à moi relève de l’erreur et du mensonge » ?
Vous tenez comme ouverte l’idée de religio duplex (religion double). Que recouvre-t-elle ? Le problème du monothéisme exclusif est l’intolérance. La distinction entre vrai et faux n’autorise pas de degré intermédiaire. Cette distinction était étrangère aux religions païennes de l’Ancien monde, et avec elle, l’idée de faux dieu et de fausse religion. Les religions monothéistes doivent s’éloigner de ce concept de vérité absolue. Les vérités de la foi ne peuvent jamais être universelles et absolues. Pourtant, elles sont vraies pour ceux qui y croient et nous devons nous tenir à cette vérité. C’est une vision du XVIIIe siècle et une tâche que les religions actuelles n’ont intellectuellement pas encore accomplie : la conception de religio duplex faisait la différence entre la religion du peuple qui devait s’en tenir à des vérités absolues, et la religion des initiés qui avaient compris le caractère relatif des vérités de la foi, mais tenaient à la représentation d’un Etre Supérieur et à l’obligation de règles morales. Aujourd’hui, la différence entre « peuple » et « initiés » n’a naturellement plus de sens. Mais nous devons reconnaître qu’il existe, au-delà des religions et de leurs croyances, certaines règles du jeu universelles dans le rapport à l’autre, qui sont inhérentes à la nature de l’Homme.