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Renat Kuzmin: «Ce conflit est une guerre entre les Etats-Unis et la Russie» L’ancien premier vice-procureur général d’Ukraine estime qu’un embrasement du continent européen est possible si la confrontation se poursuit «entre la Russie et les Etats-Unis sur le territoire de l’Ukraine». Entretien exclusif.
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La corruption en Ukraine, Renat Kuzmin connaît par cœur. Cet homme de loi de 48 ans, docteur en droit, porteur de nombreuses distinctions, a œuvré pendant près de vingt-cinq ans dans les différents offices de procurature du pays d’Europe de l’Est. Il en a gravi les échelons jusqu’à être nommé en 2010 premier vice-procureur général, fonction qu’il exerce jusqu’à fin 2013.
En cette qualité, il a initié plusieurs enquêtes anticorruption touchant à des personnalités politiques de premier plan: l’ancien président Leonid Koutchma (1994-2005); l’égérie de la «révolution orange» et ancien premier ministre d’Ukraine Ioulia Timochenko; ou encore l’ancien ministre de l’Intérieur Iouri Loutsenko (2005-2006 et 2007-2010), qui n’est autre que le conseiller actuel du président Petro Porochenko et le chef de sa coalition politique, le Bloc Petro Porochenko.
Aujourd’hui, Renat Kuzmin vit caché quelque part dans un pays de l’Est où Sept.info l’a rencontré. Au secret. Car menacé de mort, sous le coup d’un mandat d’arrêt, l’homme demande de ne pas révéler le lieu de la rencontre ni aucun indice qui pourrait le trahir. Second volet de notre Interview exclusive.
A l’automne 2013, vous avez quitté la fonction de premier vice-procureur général d’Ukraine que vous occupiez depuis 2010. Pourquoi?
Le 4 octobre 2013, j’ai démissionné de la procurature pour me lancer en politique. D’abord, je voulais apporter ma pierre à l’édifice d’une véritable démocratie en Ukraine. J’ai donc décidé de me porter candidat à l’élection présidentielle qui devait avoir lieu au printemps 2014. Je suis entré en campagne dès l’automne 2013. Puis il y a eu les événements de Maïdan et le glissement vers une guerre locale au sud-est de l’Ukraine. J’ai tout de suite compris que ce conflit pouvait s’étendre à toute l’Ukraine, puis au continent européen, et marquer le début d’une troisième guerre mondiale. En tant qu’homme de loi, je ne pouvais pas avoir d’influence sur ce processus. C’est pourquoi j’ai décidé de me consacrer à la politique. Mon objectif est d’arrêter la guerre au sud-est de l’Ukraine et d’éviter l’embrasement général.
Une guerre mondiale, n’exagérez-vous pas un peu?
Bien sûr que non. Ce n’est déjà plus un conflit local. Il a dépassé les frontières de l’Ukraine. Beaucoup de monde veut voir venir une troisième guerre mondiale à partir de la Russie, mais personne n’imagine que l’Ukraine pourrait déclencher une opération qui mènerait tout droit à une guerre mondiale et peut-être à la fin de l’humanité. Il faut arrêter d’urgence ce processus. Pour cela, il est nécessaire que de véritables politiciens prennent rapidement des mesures concrètes.
«Le monde unipolaire n’existe déjà plus.»
Les autorités ukrainiennes répètent qu’il y a eu une agression russe contre laquelle elles doivent se défendre, avec l’aide des pays occidentaux et de l’Otan.
Il ne s’agit pas du tout de cela. Ce n’est pas l’Ukraine qui fait la guerre à la Russie. Le pouvoir n’est pas indépendant en Ukraine. La première vraie raison de cette guerre est d’ordre géopolitique. En réalité, le conflit ukrainien traduit une confrontation entre les Etats-Unis et la Russie.
S’agit-il de la confrontation entre un monde unipolaire, commandé par les Etats-Unis, et un monde multipolaire, dont le président russe se fait le porte-parole depuis plusieurs années?
Le monde unipolaire n’existe déjà plus. Face aux nouvelles puissances émergentes que sont la Chine, l’Inde et la Russie, les blocs politiques et les unions économiques se réajustent et les Etats-Unis perdent leur monopole. Cela provoque une tension des systèmes mondiaux qui se manifeste sur le territoire même de l’Ukraine.
Quel rôle joue la Russie dans la crise ukrainienne?
Elle joue un grand rôle, mais uniquement en conséquence de la guerre déclenchée par le gouvernement ukrainien. On accuse aujourd’hui la Russie de soutenir les activistes de l’Est de l’Ukraine, mais on oublie de rappeler que c’est le gouvernement ukrainien qui a commencé à tuer des gens dans cette région, qui a envoyé son aviation et ses blindés pour bombarder une population fortement liée au destin historique de la Russie. Pour vous donner une image, c’est comme si la presse du XIXe siècle avait dit que l’Empire russe envahissait la France en 1814, sans préciser que Napoléon Bonaparte avait mené la campagne de Russie en 1812. C’est pourtant comme cela que sont présentées les choses actuellement!
Mais la Russie a annexé la Crimée avant que le gouvernement ukrainien n’envoie ses troupes dans l’est de l’Ukraine. Cette implication russe n’est-elle pas la cause de la dégradation de la situation?
Non. Le référendum d’autodétermination, suivi du rattachement de la République autonome de Crimée à la Fédération de Russie, ainsi que les référendums d’autodétermination des républiques de Lougansk et de Donetsk, sont les répercussions d’une seule et même cause initiale.
Quelle est la cause du conflit ukrainien, selon vous?
C’est la violation de la Constitution de l’Ukraine lors du coup d’Etat du 22 février 2014.
Pour l’homme de loi expérimenté que vous êtes, il y a donc réellement eu un coup d’Etat, le 22 février 2014?
Comment voulez-vous l’appeler autrement? Comment la presse européenne appelle-t-elle cela? Je suppose qu’elle n’a pas parlé de coup anticonstitutionnel…
Au contraire, elle parle plutôt d’un «renversement du régime, par voie législative» (Le Monde, 23.02.2014) ou elle emploie des expressions comme «changement de régime», «révolution de Maïdan», «révolution ukrainienne», «chute du régime»…
Du point de vue législatif, il est impossible de considérer le changement de régime de 2014 comme légal. La Constitution ukrainienne prévoit quatre cas de figure pour changer de président en exercice, d’une façon stricte et ordonnée [Cf. articles 108, 109, 110 et 111 de la Constitution ukrainienne, ndlr]. Ce n’est pas quelque chose que l’on puisse interpréter à sa guise. Ce qui s’est passé ne correspond à aucun des articles constitutionnels traitant de ces possibilités. Le Parlement a prétendu lui-même que le président Viktor Ianoukovitch avait renoncé à ses fonctions présidentielles. L’Union européenne a malheureusement soutenu ce changement de pouvoir illégal.
L’Union européenne n’essaie-t-elle pas de résoudre ce conflit ukrainien en s’impliquant dans les négociations de Genève et de Minsk?
Toutes ces négociations se focalisent sur les conséquences, les actions en cours, mais non pas sur les causes de la guerre. Essayer de retirer les armées des deux côtés, envoyer des observateurs de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), déclarer des cessez-le-feu, cela ne mène à rien de concluant. Il n’y a qu’une seule façon de contrer le processus de guerre en cours: c’est reconnaître que la cause de la guerre réside dans la violation de la Constitution ukrainienne en février 2014.
Sinon?
Il est probable que la guerre s’étendra à d’autres régions européennes. Malheureusement, tout indique que l’escalade continue.
Et comment envisageriez-vous de remédier
à cette situation?
Tout ce qui se déroule actuellement en Ukraine se fait hors du cadre légal de la Constitution ukrainienne. Depuis le 22 février 2014, nous ne sommes plus dans un état de droit. Il faut ramener la situation à la normale dans un cadre légal.
Mais comment?
Pendant ma campagne présidentielle, j’ai proposé plusieurs projets pour une réconciliation nationale. La première partie de mon programme propose un mécanisme pour arrêter la guerre et revenir au cadre de la Constitution. La deuxième partie s’attache à proposer des réformes auprès des institutions de sécurité européennes. Car les normes du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) sont totalement obsolètes. Elles ne permettent plus de garantir la paix dans le monde.