Pourquoi Ceuta et Melilla sont espagnoles
Traduction d'un article de Francisco Javier Esparza, journaliste, écrivain, ancien chef de cabinet du secrétariat d'État à la culture d'Espagne.
Ceuta et Melilla sont des villes singulières, chacune avec sa propre personnalité et avec sa propre histoire. ..../....
Il faut commencer par les Phéniciens : ce sont eux qui, en même temps qu'ils établissent des bases dans la péninsule [ibérique, NdT], créent une colonie commerciale (« Rusadir ») et une autre à Ceuta. Celle de Ceuta sera occupée, de plus, par les Grecs. Les deux cités ont tenu un rôle important dans les guerres puniques; ses ports ont souvent servi de bases aux opérations navales carthaginoises et romaines : Melilla en 46 sous le nom de Flavia; Ceuta, en 40 comme Septem Fratres. Melilla était un port important; Ceuta se distinguait par sa grande industrie de salaison de poissons. Les deux étaient aussi romaines que l'Hispanie, et c'était précisément l'Hispanie qui constituait leur débouché commercial. Le christianisme entre en même temps dans nos deux cités. A Ceuta, concrètement, est édifiée dès le IVe siècle une basilique qui est le temple chrétien le plus important découvert dans toute la province romaine de Mauritanie tingitane. L'histoire antique de Ceuta et Melilla est identique à celle du reste de l'Espagne.
A la disparition de l'empire romain, Ceuta et Melilla connurent le même sort que le reste de l'Hispanie : elles furent envahies par les vandales de Genséric, qui traversèrent la péninsule ibérique pour finir au Nord de l'Afrique. Melilla fut détruite; Ceuta devint une place byzantine. Les deux, en tous les cas, se trouveront ensuite sous la domination wisigote. Si Melilla s'alanguit jusqu'à presque disparaître, Ceuta, au contraire, devint une pièce stratégique, fondamentale dans le jeu de pouvoir des deux côtés du détroit de Gibraltar. C'est à Ceuta, précisément, que la tradition situe la félonie du comte don Julián, gouverneur wisigoth de la cité, qui se vend aux Arabes et leur facilite l'invasion de la péninsule.
Ceuta et Melilla dans l'Espagne médiévale
Ceuta va mener une vie très agitée durant la période de pouvoir musulman. Elle sera détruite au VIIIe siècle et reconstruite au IXe. Les califes espagnols vont toujours la revendiquer comme partie du territoire ibérique. Il en sera ainsi au IXe siècle sous le califat de Cordoue, au XIe sous la Taifa [seigneurie indépendante issue de l'émiettement du califat, NdT] de Málaga, au XIIIe sous la Taifa de Murcie, au XIVe sous le royaume nasride de Grenade. En même temps, divers seigneurs africains tenteront de l'envahir à plusieurs reprises. Mais le plus important est que, même sous le pouvoir musulman, Ceuta reste la cité romaine et chrétienne qu'elle a été. La présence de commerçants pisans, génois, marseillais et aragonais est constante durant toute cette période. En 1227 moururent martyrs les habitants de Ceuta Daniel, Ange, Samuel, Donulo, Léon, Nicolas et Hugolin pour avoir refusé d'abjurer la foi chrétienne face à l'Islam : un demi millénaire de domination islamique n'avait pas réussi à extirper le christianisme de Ceuta. Les guerres ultérieures pour la domination de la Méditerranée orientale, où se mélangent les intérêts des royaumes africains avec ceux de la Castille et de l'Aragon, conduisirent finalement à l'occupation de la place par la flotte portugaise en 1415. C'est le Portugal qui parachève ici la Reconquista.
Pendant que tout ceci a eu lieu à Ceuta, que s'est-il passé à Melilla? Sous la domination arabe de la péninsule, Melilla renaît et devient une cité prospère. De plus, cela est significatif, elle ne fera plus partie des royaumes musulmans africains, mais du califat de Cordoue; même musulmane, Melilla a été espagnole. Ainsi en sera-t-il jusqu'au XIIIe siècle, quand le califat de Cordoue se décompose et que Melilla se retrouve prise dans les luttes entre le royaume marocain de Fès et le royaume algérien de Tlemcen. La ville se trouva complètement détruite, une fois de plus; terre dévastée. Melilla disparut.
Nombre de gens, durant les années qui suivent, s'installeront dans les environs, mais Melilla était une ville morte. Ce furent les Castillans qui rendirent la vie à Melilla.
C'est en 1497 que les troupes du troisième duc de Medina Sidonia, envoyées par Pierre d'Estopiñán et François Ramírez de Madrid, occupent la cité. L'anecdote mérite d'être contée. Comme les alentours de Melilla étaient pleins de Maures, les Rois catholiques considérèrent comme inopportune toute opération militaire. Mais Medina Sidonia conçut un stratagème très inhabituel.
Etant donné que la ville était pratiquement déserte et complètement en ruines, il organisa un débarquement nocturne. Il fit charger dans les navires de grandes poutres démontables [assemblables? NdT], un véritable mur préfabriqué. Pendant la nuit, les Castillans débarquèrent les poutres et les assemblèrent à toute vitesse. Au lever du soleil, les Maures découvrirent, atterrés, que la ville avait surgi à nouveau pendant la nuit; ils crurent à de la sorcellerie, mais il s'agissait, en réalité, d'ingénierie. Depuis lors, la couronne espagnole n'abandonnera jamais Melilla.
Nous avions laissé Ceuta aux mains des Portugais. Elle devait y demeurer plus d'un siècle. Les traités entre l'Espagne et le Portugal reconnaissaient à ces derniers la domination sur la côte africaine depuis Ceuta vers l'Ouest, du côté de l'Atlantique, et à l'Espagne vers l'Est, du côté de la Méditerranée. Quand le royaume du Portugal entra dans celui d'Espagne, en 1580, Ceuta le fit aussi. Mais en 1640, quand le Portugal se désengagea de l'Espagne, les habitants de Ceuta décidèrent de suivre les Espagnols. C'est pourquoi Ceuta arbore les titres de Noble, Loyale et Très-Fidèle, en même temps qu'elle garde sur son écu et son drapeau les armes du Portugal. Le Portugal reconnut Ceuta comme espagnole quelques années après. Ceuta est espagnole, non seulement pour avoir partagé l'histoire espagnole antique et médiévale, mais aussi, au surplus, parce que les habitants de Ceuta ont voulu être espagnols.
Terre espagnole
Pour résumer : si dans son histoire antique Ceuta et Melilla font partie de l'histoire espagnole romaine, chrétienne et wisigote son histoire médiévale est également espagnole, et les deux sont filles de la Reconquista au même titre que le territoire péninsulaire. Ceuta et Melilla n'ont été que très rarement possédées par quelque royaume africain que ce soit. Ceuta, presque toujours liée aux royaumes de la péninsule, a de plus maintenu ses héritages romain et chrétien, revitalisés après la reconquête portugaise; Melilla, réduite à des ruines par les guerres entre royaumes africains, fut reconstruite à partir de zéro par les Castillans à partir du Xve siècle.
Il est vrai que les différents pouvoirs qui se sont succédés au Nord de l'Afrique, ont fréquemment tenté de s'emparer de Ceuta et Melilla. Les deux ont subi des attaques répétées des Kabyles voisins, plus dans l'espoir d'un butin que par revendication territoriale. Mais Ceuta et Melilla ont toujours résisté, y-compris à l'époque où les pirates barbaresques infestaient la Méditerranée. Un sultan du Maroc a assiégé Ceuta durant plus d'un quart de siècle, de 1693 à 1727*, mais Ceuta a résisté. Ceuta n'a pas seulement résisté aux Marocains mais aussi aux Anglais qui, en 1704, avaient pris Gibraltar. Un autre sultan du Maroc devait assiéger Melilla, en 1775, mais là aussi Melilla a résisté.
Et c'est un autre sultan du Maroc qui, par le traité de Wad-Ras de 1860, a reconnu Melilla et Ceuta come espagnoles.
Durant cette lognue période de 2000 ans résumée ici en quelques lignes, le Maroc n'a jamais possédé Ceuta et Melilla. Les premières formations politiques qui apparaissent dans le secteur le royaume de Nekor, la dynastie arabe des Idrissides, les dynasties berbères des Almohades, Almoravides et des Mérinides ne peuvent être considérées comme les prédécesseurs du Maroc actuel, mais même s'ils l'étaient, leurs prétentions sur les deux villes ne pourraient se soutenir (ce serait comme s'ils revendiquaient Tarifa ou Grenade). La dynastie alaouide, dont les possessions sont le germe du Maroc actuel, est apparue au XVIIe siècle, quand Ceuta et Melilla se trouvaient déjà depuis deux siècles sous les couronnes ibériques chrétiennes.